Modélisation quantitative de la dynamique d’un cristal liquide de bactéries

Modélisation quantitative de la dynamique d’un cristal liquide de bactéries

Dans un article publié le 28 décembre 2018 dans PNAS [1], le groupe d’Hugues Chaté (IRAMIS/SPEC), en collaboration avec celui de Hepeng Zhang à l’Université Jiao Tong de Shanghai, a réussi à modéliser quantitativement la structure et la dynamique des défauts topologiques d’un cristal liquide actif fait de bactéries. Ce résultat constitue une étape importante dans l’évolution de la physique de la matière active en une discipline mature, notamment en vue des nombreuses applications attendues de ces systèmes.

Les « nématiques actifs » forment une sous-classe importante de la matière active qui a suscité de nombreux travaux théoriques à la suite de quelques expériences marquantes [2]. Dans ces systèmes, des particules actives –auto-propulsées ou déplacées par d’autres– de forme allongée, s’alignent localement pour former un ordre nématique semblable à celui des cristaux liquides. L’activité leur procure des propriétés remarquables, comme des défauts topologiques intrinsèquement mobiles, dont on a pu récemment montrer qu’ils pouvaient avoir un rôle fondamental dans un système de cellules souches neurales en développement [3].

Jusqu’à présent, le lien entre expériences et modèles était essentiellement qualitatif, les résultats théoriques étant obtenus sur la base de modèles très généraux dont les nombreux paramètres ne sont pas directement reliés aux quantités contrôlables et mesurables expérimentalement. Mais les équipes de Hepeng Zhang et Hugues Chaté ont mis au point un nématique actif fait de bactéries allongées en mouvement sur lequel ils ont réussi à mesurer à la fois l’ordre nématique local et la vitesse des cellules. Ces données, et notamment une étude fine de la structure et de la dynamique chaotique des défauts topologiques, ont été exploitées pour prouver qu’un nouveau type de modèle peut leur être fidèle jusque dans les moindres détails. La variation des paramètres expérimentaux, par leur traduction en une variation des paramètres du modèle, révèle dès lors une mine d’informations précieuses sur le système.

Nématique actif observée à la marge d’une colonie de bactéries Serratia marcescens en croissance. Dans une région de taille millimétrique, les cellules forment un milieu quasi-bidimensionnel en mouvement permanent (beaucoup plus rapide que la vitesse de croissance de la colonie). Allongées et en contact les unes avec les autres, les cellules, actives de part leur flagelles, n’arrivent pas à nager à cause de l’encombrement, mais mettent collectivement en mouvement le fluide dans lequel elles se meuvent, lequel, en retour, les déplace et les tourne.
A) : schéma général définissant la zone d’observation.
(B) : image brute de la colonie observée par fluorescence. L’ordre nématique est clairement visible.
(C) : champ d’ordre nématique extrait de l’image (B). Les défauts topologiques sont marqués en blanc.
(D) : champ de vitesse correspondant à l’image (B), calculé par PIV (pixel image velocimetry).
(E) : codage des couleurs utilisées en (C) et (D).

Un modèle particulaire d’un type nouveau, particulièrement bien adapté aux suspensions actives a permis ces résultats. C’est une version du célèbre modèle de Vicsek couplé à un fluide de Stokes (régime à très bas nombre de Reynolds adapté aux micro nageurs tels que les bactéries), très efficace numériquement car il permet de traiter facilement des millions de particules. De plus il est propice au développement contrôle de théories continues hydrodynamiques.

Structure fine des défauts topologiques. (A-D) : champ d’ordre nématique (A,B) et champ de vitesse (C,D) autour des défauts topologiques de charge +1/2 (A,C) et -1/2 (B,D). (E-L) profils angulaires de ces champs, mesures à divers rayons autour du cœur des défauts.
Les lignes continues sont les données expérimentales, les lignes pointillées sont issues du modèle.

L’étude publiée dans PNAS montre que, pour chaque expérience, le modèle possède un optimum optimorum de matching quasi-parfait avec les données expérimentales, jusque dans les moindres détails de la structure des défauts topologiques.

La méthode développée est versatile et devrait pouvoir être appliquée sur de nombreux systèmes de matière active, vivante ou artificielle.


Références :

[1] Data-driven quantitative modeling of bacterial active nematics »
H. Li, X.-q. Shi, M. Huang, X. Chen, M. Xiao, C. Liu, H. Chaté, and H.P. Zhang, PNAS décembre 2018, DOI : 10.1073/pnas.1812570116.

[2] « Orientational order of motile defects in active nematics »
S. J. De Camp, G. S. Redner, A. Baskaran, M. F. Hagan, and Z. Dogic, Nature Materials 14 (2015) 1110.

[3] « Topological defects control collective dynamics in neural progenitor cell cultures »
K. Kawaguchi, R. Kageyama, and M. Sano, Nature 545 (2017) 327.


Contact CEA-IRAMIS : Hugues Chaté (SPEC/SPHYNX)

Collaboration :