Apparition d’une bosse dans la réponse diélectrique cubique d’un liquide surfondu

Apparition d’une bosse dans la réponse diélectrique cubique d’un liquide surfondu

Lorsque l’on refroidit un liquide en évitant sa cristallisation, sa viscosité se met à augmenter dans des proportions extrêmes. Cela correspond à un ralentissement de la dynamique à l’échelle moléculaire qui, partant de la picoseconde, atteint la minute là où se produit la transition vitreuse.

Ce phénomène est à l’origine de la formation des verres dans lesquels la dynamique est tellement lente que ceux-ci se trouvent bloqués indéfiniment dans un état hors équilibre. Cela leur confère les propriétés mécaniques d’un solide, bien que leur structure reste indistinguable de celle d’un liquide. De nombreux matériaux vitreux suivent une dynamique thermiquement activée, caractérisée par une énergie d’activation Ea. Le ralentissement de la dynamique est alors lié au fait que les molécules ont moins d’énergie thermique disponible pour relaxer en surpassant cette barrière d’énergie. Dans les liquides organiques en revanche, la dynamique est généralement super-activée, c’est-à-dire que l’énergie d’activation  augmente lorsque T baisse, ce qui amplifie fortement le ralentissement de la dynamique. Les mécanismes physiques à l’origine de ce phénomène restent mal compris. Cela s’accompagne d’une augmentation des corrélations dans les mouvements des molécules qui pourrait être le signe de mouvements “concertés” de la part des molécules ou bien lié au mouvement d’une molécule qui faciliterait alors celui ultérieur de ses voisines.

Il existe peu de techniques permettant d’aborder ces questions du point de vue expérimental. L’une d’elle, développée au SPEC depuis 20 ans, est la spectroscopie diélectrique non linéaire. Sa version linéaire est très répandue pour l’étude de la dynamique moléculaire des liquides polaires : il s’agit de sonder la réponse d’un milieu à un faible champ électrique, c’est-à-dire la réorientation du moment dipolaire des molécules. Les termes non linéaires de la réponse, dont le premier est cubique, sont très délicats à mesurer mais contiennent des informations sur la dynamique coopérative des liquides. En particulier les modules des réponses non linéaires présentent une bosse caractéristique dont l’amplitude croît lors du refroidissement est qui est considérée comme une signature de la coopérativité.

Notre approche a consisté à utiliser des simulations de dynamique moléculaire pour extraire la réponse cubique du glycerol, un système très étudié expérimentalement. Pour cela nous avons observé les fluctuations d’orientation du moment dipolaire des molécules, qui sont reliées à la réponse linéaire à un faible champ oscillant, en présence et en l’absence d’un fort champ statique. La différence entre les deux est une réponse cubique (linéaire en champ oscillant et quadratique en champ statique). Cette approche est particulièrement adaptée aux simulations car elle n’induit pas d’effet de chauffage par le champ électrique. Pour la première fois dans des simulations, nous avons pu montrer que le module des spectres cubiques fait apparaitre la bosse caractéristique dont l’amplitude croit lorsque la température baisse (voir les courbes en traits pleins fig. 1a). Alors que les expériences sont principalement réalisées à des températures proches de la transition vitreuse où les temps de relaxation sont compris entre 1 ms et 1 s, les simulations ne permettent que d’étudier le régime « haute température » dans lequel la dynamique est très rapide (1 ps à 100 ns). Malgré cela, on observe que les simulations reproduisent très bien l’augmentation de l’amplitude de la bosse observée expérimentalement. (voir fig. 2a). En particulier, elles font apparaitre la bosse à haute température, là où le ralentissement de la dynamique débute son accélération, c’est-à-dire ou Ea(T) commence à dépendre de T.

Fig. 1 : Module de la réponse cubique du glycérol à différentes températures, pour les simulations (en rouge et jaune) et pour les expériences (en bleu).

L’interprétation des spectres diélectriques (linéaires ou non) est compliquée à cause de la présence de corrélations d’orientation due à l’interaction entre les dipôles. Ces corrélations dipolaires sont par nature différentes des corrélations dynamiques mentionnés plus haut. Les premières existent à toutes températures, ont une composante statique, et varient très fortement d’un liquide à l’autre, alors que les secondes apparaissent seulement à basse température, sont purement dynamiques et potentiellement universelles. Les simulations numériques peuvent permettent de différencier les deux types de corrélations. Dans le cas du glycérol nous avons pu vérifier que, bien que l’effet des corrélations dipolaires contribuent significativement à la réponse linéaire, ils n’ont qu’un effet mineur sur l’évolution de la bosse du module cubique.

Les simulations numériques permettent une caractérisation directe des corrélations dynamiques en comparant les évènements de relaxation en différents points de l’espace. On observe ainsi, lors du refroidissement, une augmentation du nombre moyen de molécules dynamiquement corrélées (voir les étoiles vertes sur la fig. 2b). On peut vérifier que celle-ci suit parfaitement le rapport de l’énergie d’activation sur l’énergie thermique. Ce rapport est considéré comme une estimation, accessible expérimentalement, du nombre de molécules dynamiquement corrélées.

Fig. 2 : (a) Evolution de l’amplitude de la bosse du module de la réponse cubique en fonction de l’inverse de la température. (b) Evolution du nombre moyen de molécules corrélées dynamiquement obtenu par une caractérisation directe (étoiles vertes) ou estimé par le rapport de l’énergie d’activation sur l’énergie thermique (courbes bleues).

Il apparait que l’amplitude de la bosse du module cubique et le nombre de molécules dynamiquement corrélées suivent la même évolution en température (voir fig. 2a et b). Ces simulations de dynamique moléculaire valident les données expérimentales antérieures obtenues grâce à la spectroscopie diélectrique non-linéaire et permettent de mieux comprendre le rôle des mouvements coopératifs dans le ralentissement de la dynamique des liquides

Référence : Emergence of a Hump in the Cubic Dielectric Response of Glycerol, M Hénot, F Ladieu, Physical Review Letters 134 (21), 218202 (2025)arxiv:2410.00867

Marceau Hénot et François Ladieu, CEA/DRF/IRAMIS/SPEC/SPHYNX