Quand le mélange chaotique se heurte à un mur

Quand le mélange chaotique se heurte à un mur

Le mélange des fluides très visqueux intervient dans de nombreux procédés industriels, mais est également présent dans la vie courante. Pour mélanger une pâte à gâteau, par exemple, un enfant va intuitivement remuer les ingrédients avec une cuillère. Une équipe regroupant des scientifiques du CEA (DRECAM/SPEC), de l’Imperial College (Londres) et de l’unité mixte Saint-Gobain/CNRS a récemment réalisé une expérience où une tige mélange un fluide visqueux, et a montré pour la première fois [1] que, pour une classe très large de mélangeurs industriels, la vitesse du mélange était considérablement ralentie par les murs du mélangeur, et celà dans tout le mélangeur, même loin des bords.

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Il est crucial pour de nombreuses applications industrielles de connaître la vitesse de mélange d’un dispositif, c’est-à-dire de déterminer la loi d’évolution du champ de concentration de l’inhomogénéité, par exemple d’un colorant. Les chercheurs du CEA ont construit un mélangeur proche d’une situation industrielle réaliste, où une tige cylindrique homogénéise une tâche de colorant avec du sirop de sucre transparent. La tige revient toujours sur la même trajectoire et dessine un « huit ». L’écoulement créé par la tige dans le sirop de sucre est bi-dimensionnel, et est très régulier car le sirop est très visqueux — l’écoulement n’est donc pas turbulent, mais laminaire. Le protocole de mélange crée par ailleurs du « mélange chaotique » [2], c’est-à-dire que les trajectoires de particules fluides voisines se séparent très vite au cours du temps, ce qui est bien sûr favorable au mélange.

Une tige déplacée périodiquement sur une trajectoire « en huit » étire et replie une tâche de colorant pour l’homogénéiser avec le reste du fluide.

La tige se déplace dans le fluide, étire et replie la tâche de colorant pour former une multitude de filaments de colorants de plus en plus étirés, un peu comme un boulanger étire et replie une pâte pour l’homogénéiser. La manip a été construite de manière à pouvoir mesurer le champ de concentration du colorant. Une caméra haute résolution avec 12 bits d’échantillonage, préalablement calibrée, permet une mesure précise de la concentration. L’homogénéité de la concentration évolue au cours du temps : la tâche initiale correspond à un champ « noir et blanc », c’est-à-dire une ségrégation totale, alors que sous l’effet du mélangeur, les pixels deviennent de plus en plus « gris ». Un mélange parfait correspond à un gris complètement uniforme. La plupart des théories sur le mélange chaotique [3], ainsi que des études précédentes sur des systèmes modèles [4], laissaient prévoir une décroissance exponentielle de l’inhomogénéité dans le mélangeur. Les chercheurs ont au contraire trouvé une évolution en loi de puissance, c’est-à-dire une décroissance plus lente que prévue. Ils ont attribué ce phénomène à l’effet des murs du mélangeur : à cause du non-glissement sur les bords, le fluide près des bords est très peu agité et reste longtemps mal mélangé. Mais pour ce mélangeur chaotique, les particules de fluide initialement près des bords finissent par s’échapper de la région chaotique pour être réinjectées au coeur de la zone de mélange, où l’agitation est plus efficace. Des bandes de fluide mal mélangé sont ainsi insérées entre des parties mieux homogénéisées du motif de concentration, et les bords contaminent donc le champ de concentration dans tout le mélangeur. On trouve alors une évolution en loi de puissance même dans la partie centrale du motif de mélange, c’est-à-dire loin des bords.

Après plusieurs périodes du protocole, la tâche initiale a été transformée en un motif filamentaire compliqué. Alors que la région centrale semble assez bien mélangée, il reste une couronne de fluide « blanc » non mélangé près des bords, où le mélange est faible à cause de la condition de non-glissement. Ce fluide blanc est aspiré au coeur de la région de mélange le long du cône au sommet du motif, et vient contaminer le reste du motif de mélange. On peut voir sur l’image une « bande de blanc » venant des bords, qui est injectée entre deux parties bien mélangées du motif. Ce phénomène d’injection est responsable de la dynamique du mélange observée;

L’équipe a proposé un modèle général pour décrire ce phénomène surprenant, qui décrit avec succès les comportements observés dans la manip [1]. Il s’agit d’une adaptation de la transformation du boulanger, un paradigme classique en théorie du chaos. Ce modèle décrit une classe très large de dispositifs de mélange, pour lesquels les trajectoires des particules fluides près des bords sont chaotiques, et s’échappent en fin de compte pour visiter le reste du mélangeur. Un comportement analogue aux expériences réalisées — i.e. une évolution lente en loi de puissance, dominée par les bords — est attendu pour cette gamme de mélangeurs. La compréhension de l’effet des bords acquise lors de cetteétude pourrait servir lors de la sélection de dispositifs de mélange,dans des domaines aussi variés que la microfluidique ou l’industrieagro-alimentaire. Ces résultats originaux, et leur interprétation, ont pu être obtenus grâce à l’application d’outils puissants de la théorie des systèmes dynamiques et du mélange chaotique à un mélangeur proche de la réalité industrielle — beaucoup des systèmes considérés lors d’études précédentes n’avaient par exemple pas de bords.

L’équipe s’intéresse maintenant à d’autres types de mélangeurs dans lesquels on peut isoler la partie centrale du fluide mélangé de l’effet des murs.

[1] E. Gouillart, N. Kuncio, O. Dauchot, B. Dubrulle, S. Roux and J.-L. Thiffeault,Physical Review Letters 99, 114501 (2007).
[2] H. Aref, J. Fluid Mech. 143, 1 (1984); J.M. Ottino, The Kinematics of Mixing: Stretching, Chaos, and Transport (Cambridge University Press,
Cambridge, U.K., 1989).
[3] R. Pierrehumbert, Chaos Solitons Fractals 4, 1091 (1994).
[4] D. Rothstein, E. Henry and J. P. Gollub, Nature (London) 401, 770 (1999).

Le fait marquant repris par Physics world »Sticky walls slow mixing »