Des photons micro-ondes révèlent la charge fractionnaire e/3 ou e/5 des anyons

Des photons micro-ondes révèlent la charge fractionnaire e/3 ou e/5 des anyons

L'électron est une particule élémentaire portant la charge élémentaire « e », une constante fondamentale de la physique. Cependant, dans un conducteur confiné en 2 dimensions soumis à un champ magnétique intense (10 T), les électrons peuvent s’organiser en un nouvel état quantique topologiquement corrélé où le courant électrique peut être transporté par des charges fractionnaires : e/3, e/5… . Ni fermions (comme les électrons), ni bosons (comme les photons), ces particules élémentaires artificielles sont dénommées anyons, car on pense qu’elles obéissent à une « statistique quantique fractionnaire ». Certaines variétés d’anyons pourraient être exploitées pour le « calcul quantique topologique », où l'information quantique est portée par des états bien définis (qubit), car topologiquement protégés.

Une équipe du SPEC CEA, en collaboration avec le Cavendish Laboratory de Cambridge (UK) pour l'élaboration du matériau, a montré que l’on pouvait observer et manipuler des anyons de charge fractionnaire e* = e/3 ou e/5, avec des photons microondes de fréquence f. Ceci est mis en évidence par l'observation, en présence d'une polarisation V et d'un champ microonde de fréquence f, d'un bruit photo-assisté excédentaire, mesuré au-delà d'une tension seuil VJ donnée par la relation de Josephson : e*VJ=hf. Ces résultats sont publiés dans la revue « Science« .

La mesure de ce seuil apporte une nouvelle détermination originale de la charge fractionnaire des anyons. Elle donne aussi la preuve que les anyons peuvent absorber ou émettre des photons, ce qui ouvre une voie pour leur manipulation résolue en temps et tenter de mettre en évidence leur statistique fractionnaire.

Dans un monde en deux dimensions, l'ensemble des particules élémentaires serait bien plus riche car, en plus des fermions ou bosons de notre monde tridimensionnel usuel, il y aurait la possibilité d'objets obéissants à une infinité de statistiques quantiques intermédiaires (ou statistiques anyoniques selon le terme issu du mot composé « Any-ons ») [1]. L'existence de bosons et de fermions résulte des propriétés de symétrie d'une assemblée de ces particules : lors de l'échange de deux particules, la fonction d’onde totale voit sa phase inchangée (déphasage = 0) si les particules sont des bosons, ou affectée d'un facteur de phase e=-1 pour les fermions, en accord avec les observations à 3 dimensions. Cependant, en dimensions 2 et pour la même opération d'échange, le facteur de phase e peut prendre une valeur quelquonque, θ étant « l'angle statistique » dont la valeur définit une distribution statistique anyonique particulière.

Depuis une trentaine d’années, les physiciens de la matière condensée étudient les systèmes électroniques bidimensionnels en confinant des électrons dans un plan à l’interface de deux semi-conducteurs. Très vite de nouvelles phases quantiques électroniques inattendues ont été observées à basse température en présence d'un champ magnétique externe. Ce fut d’abord l’effet Hall Quantique entier [2], où l'évolution en fonction du champ intense appliqué de la résistance de Hall à basse température n'évolue plus linéairement, mais présente des plateaux quantifiés, si précis qu’ils ont donné lieu à un nouvel étalon de résistance : le Klitzing.

A plus fort champ sont ensuite apparus des phases plus étonnantes encore, où la conductance Hall devient une fraction de l'unité de conductance (inverse de la résistance) [3]. Dans ce régime appelé effet Hall quantique fractionnaire, le courant peut être porté par des quasi particules portant une charge fractionnaire e*=e/m, m=3 ou 5, … suivant les conditions expérimentales. Comme les quarks, les charges fractionnaires e/m ne peuvent être séparées dans le vide et doivent rester confinées dans le fluide électronique à deux dimensions. Mais à la différence des quarks, qui sont des fermions, ces objets sont des anyons, présentant l'angle statistique π/m. Trouver un moyen de manipuler ces anyons pour tenter de mettre en évidence leur statistique fractionnaire est un challenge expérimental, dont une première étape vient d’être franchie avec succès par les chercheurs du SPEC. Au-delà de cette avancée, il faut aussi noter que les anyons ne sont pas seulement une curiosité théorique, mais apporte aussi une nouvelle voie potentielle pour le calcul quantique, basée sur leur manipulation.

Le dispositif expérimental et le principe de la mesure :

Dans son principe l'expérience réalisée consiste à analyser le bruit électrique associé à un très faible courant électrique. Ce courant doit être suffisamment faible pour que les charges traversent individuellement le conducteur, générant un bruit de grenaille, dont l'amplitude est caractéristique de la charge des porteurs.

Pour ceci une hétérojonction de semi-conducteur AsGa/As(Al)Ga de haute mobilité a été réalisée au Cavendish Laboratory de Cambridge (UK) par croissance épitaxiale La couche d’électrons bidimensionelle est localisée à l'interface, enterrée de 100 nanomètres. Avec les facilités de nano fabrication du SPEC, un conducteur de quelques dizaines de microns de large est obtenu par gravure. Des contacts y sont ajoutés pour injecter et mesurer le courant, ainsi qu'une paire de grilles électrostatiques dont la polarisation permet d'ajuster la largeur d'une constriction conductrice au centre de l'échantillon formant un Contact Ponctuel Quantique (CPQ).

Afin de s'affranchir du bruit thermique, l’échantillon est refroidit à 20 mK dans un réfrigérateur à dilution et soumis à un fort champ magnétique perpendiculaire d'environ 11 T. Le fort champ magnétique appliqué impose que le courant ne se propage que dans des canaux le long des bords de l’échantillon, selon une direction imposée par le signe du champ. Le cœur du conducteur, qui n'est traversé par aucun courant macroscopique net, forme un isolant topologique de Hall. Une tension V injecte un courant incident qui se partitionne au niveau du CPQ en un courant non dévié (transmis) et un courant « réfléchi » entre les canaux en vis-à-vis. Dans le cas d’une très faible réflexion du courant, le courant réfléchi résulte du transfert rare et non-corrélé de charges e*. La statistique étant Poissonienne le rapport du bruit en courant, ou bruit de Schottky, et du courant moyen donne une mesure directe de la charge des quasi-particules échangées.

Les premières mesures ont consisté tout d'abord à reproduire les résultats obtenus par la même équipe il y a vingt ans [4], lors de la mise en évidence pour la première fois des charges fractionnaires (e/3). Le nouveau dispositif a ensuite permis d'étendre l'observation à des fractions de charges plus petites encore : e/5 [5].

Dispositif expérimental : Un conducteur bidimensionnel est plongé dans un champ magnétique intense (~ 10 T). Deux électrodes créent au centre un contact quantique ponctuel, où la tension continue VDC génère un courant d’anyons de charge fractionnaire. Le passage des charges étant stochastique, il en résulte un bruit électrique proportionnel au courant et à la valeur de la charge. C'est l'analyse de ce bruit qui a permis de montrer l'existence de charges fractionnaires. En ajoutant à la tension continue une tension microonde VHF(t) à la fréquence f, on observe un bruit électrique supplémentaire, qui apparait au-delà d'un seuil de tension VJ = +/- hν/e*, ce qui fournit une nouvelle mesure indépendante de la charge fractionnaire et révèle la possibilité d'absorption/émission de photons microonde par les anyons.

Manipuler les charges fractionnaires :

Mais c'est la preuve de l'émission ou l'absorption de photons par les anyons qui est la nouveauté fondamentale de la présente étude. Cette interaction fournit une seconde méthode de mesure permettant de confirmer la réalité de ces excitations fractionnaires. Elle ouvre aussi la voie à une manipulation contrôlée d’anyons résolue en temps. Pour ceci, une tension périodique de fréquence micro-onde f (quelques dizaines de GHz) est superposée à la tension continue V d’injection du courant dans le conducteur. A la température de travail (20 mK), le quantum d’énergie hf est très supérieur à l’énergie thermique. Les mesures de bruit électrique, similaires aux précédentes, montrent alors un bruit additionnel, dit photo-assisté, qui atteste que les quasi-particules sont sensibles aux photons. Le bruit photo-assisté apparait quand la tension continue appliquée est au-delà d’un seuil VJ tel que e*VJ=±hf [5]. La vérification de cette relation Josephson fractionnaire atteste que des charge e* accélérées dans un potentiel V peuvent effectivement absorber ou émettre des quanta hf.

La mesure de l'excès de bruit électrique induit par la présence d'un champ microonde de fréquence f, en fonction de la tension continue appliquée VDC montre un seuil VJqui donne la mesure de la charge fractionnaire e*, via la relation de Josephson : e*VJ=hf.

Perspectives :

Les mesures de bruit photo-assisté vérifiant la relation Josephson donnent ainsi une nouvelle mesure des charges fractionnaires en accord avec celles basées sur la granularité (bruit de Schottky) du courant continu. Cette nouvelle expérience confirme la réalité des excitations de charges fractionnaires. Leur manipulation par des micro-ondes permet d'envisager la possibilité de réaliser des sources d’anyons à la demande résolues en temps (analogue aux sources de photons) basées sur des lévitons (impulsion de courant de forme lorentzienne) [6]. Avec de telles sources, il devient possible par interférométrie à deux anyons de mettre en évidence la statistique anyonique.


Référence :

[1] « On the theory of identical particles »,
J.M.Leinaas, and J.Myrheim, Nuovo Cimento B37, 1-23 (1977).
F.Wilczek, Phys.Rev.Lett. 49, 957 (1982).

[2] « New method for high-accuracy determination of the fine-structure constant based on quantized hall resistance »
K. v. Klitzing, , Physical Review Letters 45(6) (1980) 494.

[3] » Nobel Lecture: The fractional quantum Hall effect »
H. L. Störmer, Reviews of Modern Physics, vol. 71 (1999) 875

[4] « Observation of the e/3 fractionally charged Laughlin quasiparticle »
L. Saminadayar, D.C Glattli, Y. jin et B. étienne, Phys. Rev. Lett. 79, (1997) 2526.

[5] « A Josephson relation for fractionnally charged anyons »
M. Kapfer, P. Roulleau, M. Santin, I. Farrer, D. A. Ritchie and D. C. Glattli, SCIENCE journal, January 24th 2019, see also Arxiv 1806.03117 (Juin 2018).

[6] « Minimal-excitation states for electron quantum optics using levitons »
J. Dubois, T. Jullien, F. Portier, P. Roche, A. Cavanna, Y. Jin, W. Wegscheider, P. Roulleau and D. C. Glattli, Nature 502 (2013) 659.


Contacts CEA-IRAMIS : Christian Glattli, et Preden Roulleau, Groupe nanoélectronique SPEC/GNE UMR 3680 CEA-CNRS.

Collaboration ;

Et pour la fourniture des échantillons :