Interprétation par dynamique moléculaire de la réponse diélectrique d’un liquide surfondu près de la transition vitreuse

Interprétation par dynamique moléculaire de la réponse diélectrique d’un liquide surfondu près de la transition vitreuse

Lorsque l’on refroidit un liquide en évitant sa cristallisation, sa viscosité augmente progressivement pour atteindre des proportions extrêmes associées au ralentissement de la dynamique à l’échelle moléculaire. Ce phénomène est à l’origine de la formation des verres dans lesquels la dynamique est tellement lente que ceux-ci se trouvent indéfiniment bloqués dans un état vitreux hors équilibre. Cela leur confère les propriétés mécaniques d’un solide, bien que leur structure reste indistinguable de celle d’un liquide.

Si l’existence de cette transition vitreuse est aujourd’hui bien établie, établir sa nature exacte et connaître le comportement des grandeurs dynamiques qui y sont associées restent des sujets de recherche très actifs. Par des simulations en dynamique moléculaire, des chercheurs du SPEC/SPHYNX montrent les liens entre l’accroissement de l’énergie d’activation gérant la diffusion, le nombre moyen de molécules dynamiquement corrélées et le maximum observé pour la susceptibilité d’ordre 3 à l’approche de la transition vitreuse.


La diffusion au sein de nombreux matériaux vitreux suit une dynamique thermiquement activée, caractérisée par son énergie d’activation Ea. Lorsque l’énergie thermique des molécules devient significativement inférieure à cette barrière d’énergie il devient difficile de la franchir et la dynamique de diffusion se ralentit. Le ralentissement de la dynamique à l’échelle moléculaire partant de la picoseconde à haute température, dépasse alors la minute à la température de transition vitreuse, là où la viscosité devient de l’ordre de 1012 à 1014 Pa.s Dans les liquides organiques la dynamique est même généralement super-activée, avec un ralentissement fortement amplifié du fait que l’énergie d’activation augmente lorsque T baisse. Si les mécanismes physiques à l’origine de ce phénomène restent encore mal compris, il s’accompagne d’une augmentation des corrélations spatiales et temporelles dans les mouvements des molécules qui pourrait être le signe de mouvements “concertés” de la part des molécules adjacentes ou bien lié au mouvement d’une molécule pouvant faciliter le mouvement ultérieur de ses voisines.

Il existe peu de techniques permettant d’aborder ces questions du point de vue expérimental. Parmi celles développées au SPEC/SPHYNX depuis 20 ans :

  • L’une est la spectroscopie diélectrique non linéaire, dont la version linéaire est très répandue pour l’étude de la dynamique moléculaire des liquides polaires. Elle consiste à sonder, par une mesure de susceptibilité électrique c(w), la réponse d’un milieu soumis à un champ électrique alternatif (w) permettant d’exciter et suivre l’orientation du moment dipolaire des molécules.
  • Une autre version consiste à mesurer cette susceptibilité en présence d’un champ électrique statique intense.

Dans les deux cas, les termes non linéaires de la susceptibilité, dont le premier est d’ordre 3 (c(3)(w) en champ alternatif intense, ou c(2,1(w), terme linéaire en champ oscillant et quadratique en champ statique) sont très délicats à mesurer, mais contiennent des informations sur la dynamique coopérative des liquides. On peut noter que la mesure de c(2,1)(w) est particulièrement bien adaptée, car elle n’induit pas d’effet de chauffage par un champ électrique oscillant intense. Enfin, le module de ces termes d’ordre 3 présente un maximum local caractéristique, dont l’amplitude croît lors du refroidissement, ce qui est considéré comme une signature de corrélations dans le mouvement de diffusion.

Afin de préciser ce lien, l’équipe du SPEC s’est proposé d’utiliser des simulations de dynamique moléculaire pour du glycérol, système très étudié expérimentalement, dont les résultats sont publiés dans Physical Review Letters. Le système étudié a une taille de 2160 molécules de glycérol. Les simulations permettent d’extraire à la fois la susceptibilité d’ordre 3 c(2,1)(w) et les corrélations spatio-temporelles, à partir des différences dans les fluctuations d’orientation des molécules, en présence et en absence du champ fort statique. Ces grandeurs peuvent être directement reliées aux mesures expérimentales de la même différence (avec ou sans champ statique) de réponse linéaire à l’application d’un faible champ oscillant.

Les simulations montrent que le module de c(1,2)(w) fait bien apparaitre un maximum dont l’amplitude croit avec la baisse de température (voir fig. 1 a). Alors que les expériences sont principalement réalisées à des températures proches de la transition vitreuse où les temps de relaxation sont compris entre 1 ms et 1 s, les simulations ne permettent que d’étudier le régime « haute température » dans lequel la dynamique est très rapide (1 ps à 100 ns). Malgré cela, on observe que les simulations complètent très bien les mesures expérimentales à plus basse température (voir fig. 2a). En particulier, elles font apparaitre ce maximum à haute température, dès l’amplification du ralentissement de la dynamique, c’est-à-dire à la température où l’énergie d’activation de la diffusion Ea(T) commence à dépendre de T.

Fig. 1 : Spectre du module de la susceptibilité électrique d’ordre 3, c(2,1)(w),  du glycérol à haute température (courbes rouge et jaune issues des simulations) et à basse température (courbes bleu issues des données expérimentales, en présence d’un champ statique et d’un faible champ alternatif de fréquence f =2p/w). L’apparition d’un maximum au seuil est clairement mise en évidence.

L’interprétation des spectres diélectriques (linéaires ou non) est compliquée à cause de la présence de corrélations d’orientation due à l’interaction entre les dipôles. Ces corrélations dipolaires sont par nature différentes des corrélations dynamiques résultant de l’ensemble des interactions entre les molécules. Les premières existent à toutes températures, ont une composante statique, et dépendent très fortement de la nature du liquide, alors que les secondes n’apparaissent qu’à basse température, et sont potentiellement universelles. Les simulations numériques permettent de différencier les deux types de corrélations. Dans le cas du glycérol on vérifie que, bien que l’effet des corrélations dipolaires contribuent significativement à la réponse linéaire, mais n’ont qu’un effet mineur sur l’évolution du maximum du module de c(2,1)(w).

Les simulations numériques réalisées permettent une caractérisation directe des corrélations dynamiques en comparant les évènements de diffusion en différents points de l’espace. On observe ainsi, lors du refroidissement, une augmentation du nombre moyen de molécules dynamiquement corrélées selon la courbe décrite par les étoiles vertes de la fig. 2b. On vérifie que celle-ci s’aligne avec le rapport de l’énergie d’activation sur l’énergie thermique Ea(T)/kT expérimentalement mesuré. Ce rapport peut être ainsi considéré comme une estimation, accessible expérimentalement, du nombre de molécules dynamiquement corrélées.

Fig. 2 : (a) Évolution de l’amplitude du maximum [c(2,1)(w) – c(2,1)(0)] du module de c(2,1)(w)  en fonction de l’inverse de la température. (b) De même, évolution du nombre moyen de molécules dynamiquement corrélées obtenu par simulation (déduit du maximum de (𝜒4)1/2, étoiles vertes) ou estimé par le rapport de l’énergie d’activation sur l’énergie thermique (courbe bleue continue pour les données issues de la simulation et tiretée pour la mesure expérimentale). Pour ces deux grandeurs, les courbes résultant des simulations et de l’expérience sont dans le prolongement l’une de l’autre.

Ces simulations de dynamique moléculaire valident ainsi les données expérimentales antérieures obtenues par spectroscopie diélectrique non-linéaire. Le sur-ralentissement de la dynamique, associé à l’augmentation de l’énergie d’activation et l’accroissement de la taille du nombre de molécules dynamiquement corrélées avec la baisse en température sont clairement confirmés. Elles permettent de mieux comprendre le rôle des mouvements coopératifs dans le ralentissement de la dynamique des liquides, à l’approche de la transition vitreuse.


Référence :
Emergence of a Hump in the Cubic Dielectric Response of Glycerol, M Hénot, F Ladieu, Physical Review Letters 134 (21), 218202 (2025)arxiv:2410.00867:

Voir les faits marquants antérieurs :

Contact CEA : Marceau Hénot et François Ladieu, SPEC/SPHYNX.