Étude du vieillissement d’un liquide surfondu : réponse à un changement ultra-rapide de température

Étude du vieillissement d’un liquide surfondu : réponse à un changement ultra-rapide de température

Le verre est un matériau de la vie courante. Le terme désigne aussi toute une classe de solides, verres minéraux, organiques, métalliques…, dont on cherche à mieux définir et mieux comprendre la structure désordonnée, à l’origine de leurs propriétés bien spécifiques.

Un verre est généralement issu d’un liquide dont la viscosité augmente lorsque l’on abaisse sa température. Les liquides surfondus, qui se trouvent dans un état liquide métastable sous leur température de cristallisation, voient ainsi leur dynamique à l’échelle moléculaire ralentir fortement lorsqu’ils sont refroidis. Sous la température Tg, dite de transition vitreuse, elle peut devenir si lente que le système apparait alors figé dans cet état hors équilibre, et on parle alors de verre.

Aux alentours de Tg, l’évolution des propriétés physiques du liquide qui tend à revenir à son état d’équilibre après avoir été déstabilisé par exemple par un changement de température, caractérise le « vieillissement physique », dont les mécanismes restent aujourd’hui très mal connus. Son étude renseigne sur les mécanismes de relaxation moléculaire. Le temps moyen de relaxation1 τα dépendant très fortement de la température, il a été montré que le vieillisement comporte un aspect non linéaire, dès que les échelons de température (ΔT) dépassent quelques kelvins. Ainsi, lors d’un refroidissement, la relaxation devient de plus en plus lente, au fur et à mesure que le système se rapproche de son état d’équilibre,

Un dispositif expérimental original, capable d’appliquer un traitement thermique rapide et de grande amplitude, permet de placer le système dans une situation fortement hors équilibre, pour laquelle le vieillissement se révèle alors très fortement non linéaire.

L’objectif de ce travail est d’étudier expérimentalement la réponse (ou vieillissement physique) d’un liquide modèle placé dans une situation très hors d’équilibre, au-dessus de sa température de transition vitreuse Tg. Une telle situation est difficile à atteindre, car dès que T >Tg, le temps de relaxation diminue très rapidement, le système évolue alors même en cours de chauffage, et il devient de plus en plus difficile de s’éloigner de l’état d’équilibre. Le vieillissement pouvant être observé reste alors trop proche de la situation d’équilibre.

Pour cette étude, un nouveau dispositif expérimental (voir fig. 1) a été développé permettant une variation de température de grande amplitude (de 35 à 45 K) et ultra-rapide (60 000 K/s). Il consiste en deux électrodes planes résistives se faisant face et encadrant un film de liquide d’épaisseur micrométrique à la température T0. Dans une configuration « chauffage » un courant électrique traverse chaque électrode, ce qui injecte par effet joule une puissance thermique proche du kW pendant quelques millisecondes. Ceci permet de réaliser un saut de température ΔT, que l’on peut maintenir durant une durée contrôlée tup (< 10 ms, voir fig. 2a). Le volume chauffé étant très faible, l’ensemble et ensuite trempé pour revenir à la température initiale T0 en un temps de l’ordre de 1 s.

Dans une configuration dite de « mesure » les deux électrodes constituent également un condensateur, dont la capacité est directement liée aux propriétés diélectriques du liquide. L’utilisation d’un liquide polaire, tel que le glycérol, permet de suivre cette réponse par la mesure de ses propriétés diélectriques (i.e. sa réponse à un faible champ électrique oscillant). La mesure des pertes diélectriques ε » est en effet une quantité permettant de caractériser l’état du système. Le dispositif ne permet cependant pas de mesurer directement cette réponse du liquide lors de la montée ou du maintien en température à T0 + ΔT, celle-ci évoluant alors trop rapidement. Une mesure indirecte peut être cependant obtenue par l’observation de la lente évolution de ε », après retour à T0.

Fig 1 : (a) Vue éclaté : (1) les deux électrodes entourant la pièce (2) contenant le film de liquide. (b) Photo du dispositif monté sur son support. À droite, schéma des deux modes de fonctionnement : (c) mesure de capacité et (d) chauffage par effet joule.

Avec ce dispositif, il a été possible de suivre la dynamique du liquide à T0 + ΔT en appliquant le traitement thermique décrit à la figure 2 a) : à partir de la température T0 = 186 K (proche de Tg), un saut de température ΔT de 45 K (où τα(T0 + ΔT) est 108 fois plus court !) en un temps de chauffage trise très court, précède un maintien en température pendant le temps tup. Puis le système est trempé en (t<1s) jusqu’à sa température initiale T0, où l’évolution en temps des pertes diélectriques ε » est mesurée sur plusieurs heures.

La figure 2 b) montre que pour les temps tup les plus longs, l’équilibre à T0 + ΔT peut être atteint, et une même évolution de référence ε« ref(t) est obtenue. Pour les valeurs de tup inférieures, l’évolution du système à T0 + ΔT est incomplète, son état reste plus proche de celui d’équilibre à T0, et les courbes ε« (t, tup) restent inférieures à la courbe de référence. Il est alors possible de définir le rapport r(tup) = ε« (t, tup) / ε« ref(t), donnant une mesure du degré d’équilibre atteint à T0 + ΔT : cette quantité r(tup) vaut 1, si le liquide a eu le temps nécessaire pour s’équilibrer à T0 + ΔT, et reste proche de 0, si la relaxation moléculaire n’a pas eu le temps de se produire. Cette mesure de r(tup) est donnée fig. 2 c), en fonction du temps normalisé tup / τα(T0 + ΔT).

Fig 2. a) Traitement thermique : zone rouge : chauffage ultra-rapide T0T0 + ΔT ; Zone bleu : zone de maintien en température à T0 + ΔT pendant un temps tup ; Zone jaune : trempe (< 1s) de retour à la température d’équilibre initial T0 ; Zone verte : mesure de l’évolution sur ~ 7h (20 000 s) des pertes diélectriques ε »
(b) Évolution des pertes diélectriques ε » (t,tup) en fin de trempe. Chaque courbe ε » (t) correspond à un temps de maintien en température tup différent. La courbe asymptote en pointillée rouge indique que le temps tup de maintien en température à T0 + ΔT est suffisant pour que l’équilibre ait été atteint à T0 + ΔT, ce qui n’est pas le cas pour les temps tup inférieurs.
c) Le rapport entre la courbe ε »(t,tup) et la courbe asymptotique donne un rapport r qui traduit l’écart à l’équilibre à T0 + ΔT en fonction de tup (un rapport de 1 indique que l’équilibre a été atteint). On observe qu’il faut un temps de l’ordre de 230 x le temps caractéristique τα de retour à l’équilibre en réponse linéaire à T0 + ΔT, pour que le système retrouve son équilibre, après l’excitation thermique initiale rapide et de grande amplitude.

Cette courbe montre que le temps nécessaire à la mise à l’équilibre à T0 + ΔT, après le traitement thermique appliqué, est ~230 fois supérieur à τα(T0 + ΔT), temps typique d’e mise à l’équilibre pour une faible excursion hors équilibre (i.e. en réponse linéaire après un faible saut de température < 100 mK). Cette observation n’est valable que si trise est suffisamment court (< 1.5 ms), pour qu’aucune relaxation n’ait lieu durant la phase de chauffage initiale. Avec un chauffage plus lent (trise = 6 ms, courbe verte Fig. 2 c), le système évolue pendant la chauffe, l’écart à l’équilibre à T0 + ΔT est réduit, et l’équilibration est alors plus rapide (~120 τα(T0 + ΔT)). Ce n’est donc que pour les sauts en température élevé et appliqué de façon très rapide, permis par le dispositif expérimental réalisé, que le caractère profondément non linéaire du phénomène de vieillissement physique du liquide est révélé.

Ces expériences permettent de tester les limites des modèles actuels de vieillissement physique des verres lorsque ceux-ci se trouvent très loin de leur état d’équilibre thermodynamique, c’est-à-dire dans une situation où les théories sont encore dépourvues de principes fondamentaux permettant de faire des prédictions générales.

Ce nouveau dispositif expérimental, par sa capacité à réaliser des traitements thermiques ultra rapides de verres moléculaires, permet donc l’étude du vaste champ encore très mal connu des mécanismes de relaxation en situation très hors équilibre. Plus particulièrement, on peut espérer pouvoir tester une prédiction numérique très récente sur les nouvelles propriétés mécaniques qui pourraient survenir dans les verres trempés.


1Le temps de relaxation moléculaire est déterminé par la fréquence à laquelle le facteur de perte diélectrique ε »(t,tup) est maximum.

Références :
Non-linear physical aging of supercooled glycerol induced by large upward ideal temperature steps monitored through cooling experiments
Marceau Hénot et François Ladieu; J. Chem. Phys. 158(22) (2023) 224504.

Contacts :
Contact CEA : Marceau HENOT (SPEC, Groupe SPHYNX).