Structures magnétiques chirales aux parois de domaines antiferromagnétiques

Structures magnétiques chirales aux parois de domaines antiferromagnétiques

Les progrès continus dans l'exploration du magnétisme permettent de proposer de nouveaux dispositifs pour le traitement, le transfert ou le stockage de l'information.

Les matériaux antiferromagnétiques et multiferroïques présentent une structure en domaines ferroélectriques. La présente étude montre que la perte locale de symétrie au niveau des parois séparant ces domaines permet l'émergence d'embryons de skyrmions antiferromagnétiques, vortex local de spin chiral (avec un enroulement droite ou gauche des spins) de très petite taille.

L’étude montre ainsi toute la richesse des parois multiferroïques, pour un nouveau pas vers une spintronique topologique et antiferromagnétique, pouvant permettre de réaliser des dispositifs de traitement de l'information originaux et performants : la mémorisation de la valeur d'un bit sur un skyrmion permettrait le stockage magnétique de l'information avec une très haute densité.
Skyrmion ferromagnétique : structure locale en forme de « bulle » chirale superposée à un fond d’aimantation (up), où les spins se tournent de façon uniforme dans toutes les directions.

La ‘spintronique’ vise à remplacer l’électronique classique par des composants basés sur le spin des électrons. Depuis ses débuts, il y a 30 ans, elle repose sur l’utilisation de matériaux ferromagnétiques. Très récemment, il a été proposé d’utiliser des structures de spin chirales non colinéaires appelées « skyrmions » (fig. 1) dans les applications mémoires. Ces objets, stabilisés grâce à leur topologie magnétique, représentent peut-être l’avenir du stockage magnétique de données en vertu de leur petite taille et leur dynamique.

Il est maintenant possible de les générer dans des multicouches magnétiques où une brisure de symétrie spécifique permet l’établissement d’une interaction d'échange asymétrique entre spins adjacents, appelée « interaction de Dzyaloshinskii-Moryia », qui favorise un enroulement chiral de l’aimantation. Pour un champ magnétique donné (ou parfois en faisant simplement passer un courant dans l’échantillon), des « bulles » chirales peuvent être créées et déplacées sous l’action d’un courant électrique. Il faut cependant noter que leur trajectoire est incliné et ne suit pas les lignes de courant, ce qui peut poser problème pour un guidage efficace dans des pistes sub-microniques.

En parallèle de ces développements, d’autres matériaux de nature antiferromagnétiques sont présentés comme un nouveau paradigme pour la spintronique. Ils sont composés de plusieurs (en général deux) sous-réseaux magnétiques d'orientation opposées, l’aimantation globale étant ainsi nulle. Ils ne présentent pas de champ de fuite, sont intrinsèquement stables (insensibles en particulier aux champs magnétiques parasites), et très rapides (fréquences de commutation dans le régime THz). L’opportunité de rassembler le meilleur de ces deux mondes et de réaliser des « skyrmions antiferromagnétiques » est extrêmement attrayante. Ces nouvelles entités pourraient en effet être guidées en ligne droite et à des vitesses largement supérieures à celles observées dans les matériaux ferromagnétiques.

La génération des skyrmions antiferromagnétiques pose cependant plusieurs problèmes majeurs :

  • Le plus épineux réside dans la difficulté à les stabiliser (pour la stabilisation des skyrmions ferromagnétiques, la présence d'un champ de fuite joue un rôle important). Une solution alternative possible consiste à utiliser une brisure de symétrie comme par exemple celle d’une paroi de domaine magnétique, entités pratiquement inexplorées dans les antiferromagnétiques. A chaque paroi, la symétrie de translation est rompue, ce qui favorise l'émergence de structures non colinéaires.
  • La manipulation directe de l’ordre antiferromagnétique est aussi très difficile et il est souhaitable d’utiliser des matériaux dans lesquels un autre ordre coexiste. C’est le cas de la ferrite de bismuth BiFeO3, matériau antiferromagnétique et ferroélectrique où un champ électrique permet d’influencer l’ordre magnétique via la polarisation du matériau.

La capacité d'écrire, effacer et contrôler les parois de domaines dans de tels systèmes est la pierre angulaire du concept « le matériau est le dispositif ». Il est donc important d’étudier ces entités, en particulier leur structure magnétique interne. C’est ce travail qui a été réalisé sur des couches de SrTiO3 / SrRuO3 / BiFeO3 qui présentent une grande densité de parois parallèles séparant (seulement) deux domaines de polarisation (obtenus pour des conditions particulières de croissance).


Figure 2. Textures antiferromagnétiques chirales aux parois de domaines ferroélectriques dans les espaces réciproque et réel.

(a) Mesure de dichroïsme en diffraction montrant la présence des deux familles de cycloïdes (sur les diagonales) et leur signature chirale (signal opposé bleu/rouge pour les pics de diffraction principaux selon chaque diagonale). Selon les axes horizontaux, les pics de diffraction intermédiaires entre les pics principaux sont la signature que les entités chirales sont distribuées selon une structure périodique rectangulaire correspondant aux parois de domaines ferroélectriques.

(b) Magnétométrie à centre NV (nitrogen vacancy) du diamant mesurant le champ de fuite 60 nm au-dessus de l’échantillon et confirmant dans l’espace réel la présence d’entités magnétiques locales au niveau des parois ferroélectriques.

(c) Simulations magnétiques à l’aide d’un code atomique montrant les cycloïdes antiferromagnétiques et leur raccordement aux parois ferroélectriques.

(d) Schéma montrant (cubes en haut) l'orientation de la polarisation électrique de la structure ferroélectrique et (en dessous) la structure magnétique des domaines. Selon les mesures synchrotron, la polarisation électrique P tourne avec une chiralité identique à chaque paroi ferroélectrique. Cet état est pris comme condition initiale dans la simulation magnétique qui génère un champ de fuite (c) en excellent accord avec la mesure de magnétométrie (b). Le zoom montre la rotation cycloïdale antiferromagnétique dans les domaines ferroélectriques.

L’étude a été réalisée en partie au synchrotron Soleil en diffraction résonante en géométrie de réflectivité. Cette technique est puissante car elle permet de mettre en évidence la chiralité des structures en analysant le dichroïsme des pics de Bragg (différence d'intensité de diffraction entre du rayonnement X polarisé circulairement gauche et droite). La figure 2 a) montre l’existence de deux populations de cycloïdes (couples de points en diagonale de part et d’autre du centre) appartenant à chacune des deux familles de domaines ferroélectriques présents en bandelettes. La mesure donne directement leur caractère chiral dans le contraste positif/négatif (rouge/bleu) des spots en diagonale. Ces structures découlent de l’interaction magnétoélectrique dans les domaines. Plus intéressant encore, les taches horizontales de la figure 2 a) sont associées à la structure magnétique des parois et mettent en évidence l’existence d’un réseau rectangulaire d’entités magnétiques chirales. Des mesures complémentaires en magnétométrie de centre NV du diamant (fig. 2 b) font aussi apparaitre le petit champ de fuite périodique dû au raccord entre chaque famille de cycloïdes aux parois.

Une modélisation de la configuration magnétique totale (fig. 2 d) ainsi que le calcul du champ de fuite associé (c) confirment que les cycloïdes antiferromagnétiques se raccordent en générant des ‘bulles’ régulières. Ces entités peuvent être considérées comme des embryons de skyrmions antiferromagnétiques que l'on peut espérer utiliser pour nucléer de « vrais » skyrmions (avec leur topologie caractéristique).

Cette étude montre ainsi clairement la richesse des parois multiferroïques. C'est un pas vers l’établissement d’une spintronique topologique et antiferromagnétique, permettant de réaliser des dispositifs de traitement de l'information originaux et performants.


Références :

Electric and antiferromagnetic chiral textures at multiferroic domain walls, J.-Y. Chauleau, T. Chirac, S. Fusil, V. Garcia, W. Akhtar, I. Gross, C. Blouzon, M. Bibes, B. Dkhil, D.D. Khalyavin, P. Manuel, V. Jacques, N. Jaouen et M. Viret, Nature Materials 19 (2020) 386.

Voir l'actualité CNRS/InP : « Une double chiralité révélée par les rayons X de SOLEIL« .

Contact CEA :

Jean-Yves Chauleau et Michel Viret (Laboratoire Nano-Magnétisme et Oxydes, SPEC/LNO)

Collaboration :