Le couplage magnéto-électrique suscite un vif intérêt dans le domaine des applications liées à la spintronique et à la conversion d’énergie. Des couplages forts rendent possibles le pilotage des propriétés magnétiques par un potentiel électrique, l’effet inverse est aussi envisageable bien que technologiquement moins pertinent. Des couplages plus modestes quant à eux permettent d’envisager des mémoires magnéto-électriques multi-états. Au-delà du gain en densité d’information, des logiques multi-états permettraient d’augmenter considérablement les puissances de calcul. Malheureusement, les principes physiques de la ferroélectricité et du ferromagnétisme sont antagonistes [1] et les composés magnéto-électriques à température ambiante sont rares (si on veut bien inclure les matériaux antiferromagnétiques non compensés, inexistants sinon).
L’utilisation de couches minces épitaxiées permet d’apporter le degré de liberté manquant indispensable à la coexistence des 2 ordres à grande distance et ouvre la porte à l’élaboration de matériaux multiferroïques artificiels. Des matériaux très stables en conditions atmosphériques, tels que les oxydes, avec des températures d’ordre élevées (au-dessus de l’ambiante) sont des candidats idéaux. Dans ces systèmes il y a une forte interdépendance/interaction des paramètres magnétiques, ferroélectriques et structuraux. Une étude pertinente doit donc aborder l’ensemble de ces aspects.
Ce défi a été relevé dans le cadre du consortium du projet ANR-IOBTO (partenaires CEA/SPEC, Synchrotron-SOLEIL, INSP). Nous avons élaboré, par épitaxie par jets moléculaires, des hétérostructures à base de couches minces ferroélectriques de titanate de Ba, BaTiO3, et de ferrite de cobalt ferrimagnétique: CoFe2O4. Une matrice d’échantillons d’épaisseurs réciproquement variables a été élaborée [2]. Chaque échantillon a été analysé pour ses états de contraintes, ses propriétés magnétiques et électriques [3] en utilisant, en particulier, massivement des techniques de rayonnement synchrotron afin de compenser la faible quantité de matière dans les couches. En effet, la relaxation structurale est quasiment complète lorsque le cumul d’épaisseur des couches est de l’ordre de 30 nm, limitant le potentiel de propriétés magnéto-électrique à des épaisseurs inférieures. Toutes les hétérostructures réalisées sont épitaxiées et d’excellente qualité cristalline (figure 1a). A partir de cartographies de l’espace réciproque réalisées en diffraction de surface des rayons X en incidence rasante on a pu remonter à l’ensemble de paramètres structuraux et mettre en évidence une partie contrainte et relaxée dans la couche de BaTiO3. De façon contre intuitive on trouve que la relaxation structurale de chaque couche dépend étroitement de l’épaisseur totale en passant par des étapes caractéristiques en allant de l’adaptation au substrat pour les couches les plus fines jusqu’à la relaxation totale de chaque couche (figure 1b).
Figure 1. (a) Image de microscopie électronique haute résolution d'une bicouche CoFe2O4/BaTiO3 déposée sur SrTiO3(001). (b) Relaxation des paramètres de maille en fonction de l’épaisseur de la dernière couche pour la couche de CoFe2O4 (CFO). L’état de contrainte de la couche de BaTiO3 est représenté au travers des schémas intermédiaires. Pour des couches très fines tous les paramètres de maille dans le plan sont contraints au paramètre du substrat (dessin à gauche et carte de l’espace réciproque autour de 222). Pour les couches épaisses les structures sont relaxées et les pics dans l’espace réciproque sont parfaitement séparés (dessin à droite et carte de l’espace réciproque associée). Dans les situations/schémas intermédiaires la couche de CFO relaxe progressivement avant d’entrainer une relaxation de la couche sous-jacente.
Corrélativement on trouve, grâce à l’absorption et au dichroïsme circulaire des rayons X, que l’environnement chimique et le moment magnétique porté par les mailles de ferrites évoluent dans la même gamme d’épaisseur en montrant, de surcroît,une réduction chimique à l’interface. Enfin, tout comme la relaxation structurale, les propriétés ferroélectriques de BaTiO3 se trouvent affectées par l’épaisseur de ferrite supérieure, qui lorsqu’elle croît tend à mieux stabiliser la ferroélectricité (figure 2) en permettant un retournement plus aisé de la polarisation électrique.
Figure 2. Images PFM (Piezo-Force Microscope) en phase selon le motif représenté à gauche après application de potentiels électriques de +/- 8V. Ensemble de réponses ferroelélectriques pour une couche de 5 nm de BaTiO3 (BTO) recouverte par 5, 10 et 15 nm de CoFe2O4 (CFO) ferrimagnétique.
On a donc pu démontrer que dans les hétérostructures à base de CoFe2O4 et BaTiO3 la relaxation structurale, les propriétés magnétiques et ferroélectriques sont non seulement interdépendantes (par couplage) mais dépendent des épaisseurs individuelles grâce à l’élasticité de la relaxation structurale de l’ensemble des couches. Ces études ouvrent la voie vers la manipulation du couplage magnéto-électrique par ingénierie des contraintes par la simple maîtrise des épaisseurs relatives des couches, pour un couple de matériaux donnés. Le choix de la force du couplage devrait permettre, par ordre décroissant du couplage, à partir des mêmes matériaux, de: (i) piloter l'état magnétique de l'hétérostructure avec un potentiel électrique; ou (ii) d’obtenir un élément multi-états; ou encore (iii) de réaliser une couche ferroélectrique de référence figée dans un état donné.
Contacts : CEA-IRAMIS: A. Barbier, J.-B.Moussy, D. Stanescu, H. Magnan (IRAMIS/SPEC/LNO), X. Portier (IRAMIS/CIMAP)
Collaborations :
- N. Jedrecy, Institut des Nano Sciences de Paris (INSP), Sorbonne Université, CNRS UMR 7588, 4 Place Jussieu, 75252 Paris Cedex 05, France
- M.-A. Arrio, Institut de Minéralogie, de Physique des Matériaux et de Cosmochimie (IMPMC), Sorbonne Université, CNRS UMR 7590, IRD, MNHN, 4 Place Jussieu, 75252 Paris Cedex 05, France
- C. Mocuta, A. Vlad, R. Belkhou, P. Ohresser, Synchrotron SOLEIL, L’Orme des Merisiers Saint-Aubin, BP 48, 91192 Gif sur Yvette Cedex, France.
Références:
[1] Why are there so few magnetic ferroelectrics?
Nicola A. Hill , J. Phys. Chem. B 104, 29, 6694-6709
[2] T. Aghavnian, Thèse Université Paris-Saclay, (2016) : « Couplages magnétoélectriques dans le système multiferroïque artificiel : BaTiO3 / CoFe2O4 «
[3] « Cross-correlation between strain, ferroelectricity, and ferromagnetism in epitaxial multiferroic CoFe2O4/BaTiO3 heterostructures »,
Nathalie Jedrecy, Thomas Aghavnian, Jean-Baptiste Moussy, Hélène Magnan, Dana Stanescu, Xavier Portier, Marie-Anne Arrio, Cristian Mocuta, Alina Vlad, Rachid Belkhou, Philippe Ohresser, and Antoine Barbier, ACS Applied Materials & Interfaces 2018 10 (33), 28003-28014.