Groupe Modélisation et Théorie
Les performances grandissantes des microprocesseurs cachent un problème de taille : les pertes dissipées par effet Joule sous forme de chaleur. En plus de l’énergie perdue considérable qu’elles représentent, elles peuvent entraîner une surchauffe et endommager le matériel. Dans ce contexte, il est devenu important de mieux comprendre les échanges de chaleur à l’échelle micrométrique. Dans une série de trois articles récemment publiés dans Physical Review B, Physica E et Physical Review Applied, des théoriciens du SPEC ont exploré de nouvelles pistes pour refroidir localement des points chauds ou à l’inverse, pour convertir une partie de la chaleur perdue en électricité utile. Leurs travaux exploitent les effets thermoélectriques dans un régime où électrons et phonons sont fortement couplés.Les processeurs de nos ordinateurs, toujours plus rapides, dégagent de plus en plus de chaleur. On estime ainsi que dans les unités les plus performantes, la puissance Joule dissipée avoisine les 100 W/cm². Pour éviter des problèmes d’instabilité liés au surchauffage et prévenir les dégâts irréversibles dans les transistors, il est nécessaire d’évacuer cette chaleur. Plusieurs systèmes de refroidissement ont été proposés mais force est de constater qu’à ce jour, faute de mieux, c’est le plus souvent la machine dans son ensemble, voire la pièce entière, que l’on est contraint de refroidir. S’ensuit un lourd bilan écologique et économique : aux Etats-Unis par exemple, la facture liée au refroidissement des data centers s’élevait en 2006 à près de 5 milliards de dollars, pour une consommation électrique d’environ 60 milliards de kilowatts-heure. Conscients de l’enjeu, plusieurs équipes de chercheurs réfléchissent à un système de refroidissement local, placé au plus près des points chauds, au cœur de l’architecture des microprocesseurs. En plus d’alléger la facture énergétique, un tel système devrait permettre de relancer la course à la miniaturisation – la fameuse loi de Moore – aujourd’hui stoppée (entre autres) par ces problèmes d’évacuation de chaleur.
Des chercheurs du groupe Modélisation et Théorie au SPEC ont proposé un début de solution. L’idée est simple et prometteuse car elle fonctionne avec l’un des produits phares de l’industrie des semi-conducteurs : des réseaux de nanofils, sorte de brosse constituée de nanofils de quelques dizaines de nanomètres de diamètre sur quelques microns de long, tous alignés en parallèle, jusqu’à plusieurs millions par cm². Souvent utilisés dans les cellules photovoltaïques et comme plateformes de détection de bio-molécules, les réseaux de nanofils semi-conducteurs sont aussi connus pour leurs bonnes propriétés thermoélectriques. Celles-ci ont fait l’objet de nombreuses études, focalisées le plus souvent sur la (faible) conduction thermique phononique dans les fils et sur les coefficients thermoélectriques d’origine purement électronique de fils propres à basse température. Dans leurs travaux, les chercheurs du SPEC ont exploré une autre voie qui consiste à exploiter le couplage électron-phonon dans le régime de transport dit activé, pour forcer l’absorption de phonons au passage d’un courant électrique dans les fils, et ainsi refroidir localement le système par effet Peltier.
Le système considéré est représenté sur la Figure 1. Il s’agit d’un ensemble de nanofils semi-conducteurs dopés déposés sur un substrat et connectés à des électrodes à chaque extrémité. Dans chaque fil, les états disponibles pour les électrons de conduction sont localisés à des positions et à des énergies bien précises. Dans le régime activé, les électrons des nanofils peuvent échanger de l’énergie avec les phonons du substrat pour « sauter » de site en site, d’une électrode à l’autre. En résolvant numériquement le « réseau de résistances aléatoires » connectant chaque couple de sites, il est possible de calculer le courant local de chaleur IQi au site xi entre le substrat et les fils. Lorsque des phonons sont localement absorbés pour permettre à un électron de sauter, le substrat se refroidit autour de ce point (IQi > 0); au contraire, il se réchauffe si l’électron libère de l’énergie en passant d’un site à un autre site d’énergie inférieure (IQi < 0). A priori, les zones réchauffées et refroidies sont aléatoirement réparties dans le substrat (Fig. 2a) ce qui rend l’effet inutilisable en pratique. Mais en utilisant une grille métallique placée sous le substrat (Fig. 1), il est possible de régler l’énergie à laquelle les électrons rentrent dans les nanofils de façon à ce que tous les états disponibles dans les fils soient situés au-dessus, énergétiquement parlant. Les électrons absorbent alors des phonons pour rentrer dans les nanofils et le substrat se refroidit localement (Fig. 2b). La chaleur est évacuée quelques microns plus loin, à l’autre extrémité des fils. Le procédé fonctionne tant que l’on reste dans le régime activé, c’est-à-dire pour des températures allant de quelques Kelvins à l’ambiante, selon les matériaux considérés. Pour du Silicium à 77K et une tension de 1 mV appliquée entre les électrodes, la puissance de refroidissement obtenue est estimée à 10-7 W/μm².
Une variante du procédé permet à l’inverse d’exploiter la chaleur provenant d’un point chaud pour produire de la puissance électrique. Formellement, elle peut être vue comme une réalisation thermoélectrique de la célèbre « roue à cliquets » de Feynman (« ratchet » en anglais) permettant de convertir de la chaleur en travail. Cette fois-ci, aucune tension n’est appliquée entre les électrodes, seul le substrat est chauffé. Les nanofils sont ainsi portés hors-équilibre et des paires électron-trou se forment autour du niveau de Fermi. Si les électrons et les trous ont la même probabilité de s’échapper de chacune des électrodes, aucun courant électrique net n’est produit dans les fils. En revanche, si la symétrie d’inversion entre les deux électrodes et la symétrie électron-trou sont simultanément brisées , un courant d’électrons est généré (Fig.3). En pratique, il est possible de casser ces symétries en jouant sur le contact entre les fils semi-conducteurs et les électrodes métalliques, par exemple en insérant d’un côté une barrière Schottky ou une « boîte quantique » filtrant les énergies. Les premières estimations prédisent des puissances générées de l’ordre de 10 mW/cm² pour un gradient de température de 10 K, avec un rendement remarquable approchant 50% du rendement de Carnot (il faut cependant noter que ce rendement brut ne prend pas en compte les pertes thermiques entre le substrat et les électrodes).
Ces travaux théoriques montrent tout le potentiel du couplage électron-phonon dans le régime activé pour contrôler in situ les échanges de chaleur dans des dispositifs micrométriques à base de nanofils dopés. Il reste désormais à confronter ce modèle à l’expérience.
Contact CEA-IRAMIS : Geneviève Fleury (SPEC/GMT)
Références
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Nanowire-based thermoelectric ratchet in the hopping regime
R. Bosisio, G. Fleury, J.-L. Pichard et C. Gorini
accepté pour publication à Phys. Rev. B (2016) – preprint sur hal -
Absorbing/emitting phonons with one dimensional MOSFETs
R. Bosisio, C. Gorini, G. Fleury et J.-L. Pichard
Physica E 74, 340 (2015) -
Using activated transport in parallel nanowires for energy harvesting and hot spot cooling
R. Bosisio, C. Gorini, G. Fleury et J.-L. Pichard
Phys. Rev. Applied 3, 054002 (2015) -
Gate-modulated thermopower of disordered nanowires: II. Variable-Range Hopping Regime
R. Bosisio, C. Gorini, G. Fleury et J.-L. Pichard
New J. of Phys. 16, 095005 (2014) -
Gate-modulated thermopower in disordered nanowires: I. Low temperature coherent regime
R. Bosisio, G. Fleury et J.-L. Pichard
New J. Phys. 16, 035004 (2014)