Pour améliorer le traitement efficace et rapide de l'information au cœur des dispositifs hyperfréquences, la recherche fondamentale fournit de nouvelles pistes à explorer : spintronique, plasmonique, magnonique… autant de termes qui aujourd'hui désignent des méthodes avec lesquelles il peut être possible de stocker, traiter et relire l'information codée dans des états de spin, les oscillations de charges dans un cristal (plasmons) ou encore celles de l'aimantation d'un matériau magnétique (ondes de spin ou « magnons »).
Au sein d'une collaboration de chercheurs européens, l'équipe du LNO du SPEC vient de montrer qu'il est possible de moduler le temps de relaxation des ondes de spin dans un matériau ferromagnétique isolant, par un courant continu d'électrons dans un métal adjacent [1]. Pour obtenir ce résultat l'équipe a utilisé un dispositif en couches minces et de dimensions latérales réduites. Ce processus est l'inverse, de celui mis en évidence par des chercheurs japonais en 2010 (production d'une tension électrique continue, induite par la relaxation de magnons à l'interface isolant ferromagnétique / métal) [2].
L'information peut être portée par la charge électrique (stockée dans une capacité) ou le spin de l'électron (aimantation locale) mais aussi par leurs flux (courant électrique et courant de spin ou magnons). L'application d'une simple tension ou l'injection d'un courant électrique sont les méthodes les plus simples pour piloter l'échange d'information. On cherche donc à maîtriser l'ensemble des interactions possibles entre ces grandeurs, afin par exemple de piloter une aimantation ou des ondes de spin. La mise en évidence de la modulation du temps de relaxation des ondes de spin dans une couche magnétique isolante par un simple courant électrique continu au sein d'une couche métallique adjacente ouvre ainsi de nouvelles perspectives dans ce domaine [1].
Pour la réalisation de dispositifs hyperfréquence (100 MHz – 20 GHz), par exemple radars et réseaux hertziens, le grenat d'yttrium fer Y3Fe5O12 (YIG) est un matériau de choix. Cet isolant électrique de forte susceptibilité magnétique est le matériau avec les plus faibles pertes pour les ondes de spin. Leur temps de relaxation de plusieurs centaines de nanosecondes à 10 GHz correspond à des longueurs de propagation quasi millimétriques (à comparer à quelques nanosecondes, soit quelques microns de propagation, pour les matériaux magnétiques métalliques). Cette propriété remarquable lui confère aussi sa bande étroite de résonance magnétique dans le domaine micro-onde, dont la fréquence est ajustable par l'application d'un champ magnétique (effet Zeeman).
Le dispositif étudié est un disque de 5 µm de diamètre (voir figure) composé d'une couche mince de 7 nm de platine (métal à forte interaction spin-orbite) sur une fine couche de YIG de 20 nm d'épaisseur, que l'on a fait croître sur un substrat de GGG (grenat gadolinium-gallium, Gd3Ga5O12) [3].
Dans ce système hybride, le métal adjacent à la couche de YIG offre un canal de relaxation pour ses ondes de spin. Par « pompage de spin », celles-ci émettent un courant de spin net Js dans le métal, où les électrons sont préférentiellement attirés ou repoussés de l'interface selon leur spin, le courant électrique Jcz restant globalement nul (voir figure). Sous l'effet de l'interaction spin-orbite dans le platine, les électrons sont déviés dans le même sens parallèlement au plan d'interface et une tension apparaît aux bornes de la couche métallique (effet Hall de spin inverse). La mesure d'une tension continue de Hall (V) aux bornes du platine est ainsi une signature de l'onde de spin dans le YIG qui lui a donné naissance. Ce processus et aujourd'hui bien établi ([2], [3], [4]).
L'effet réciproque, à savoir l'excitation d'une onde de spin dans la couche de YIG par l'injection d'un courant continu dans le platine, n'a pas été reproduit depuis les premiers signes expérimentaux annoncés [2]. Il consiste à générer, par effet Hall de spin, un courant de spin normal à l'interface, capable de renforcer les ondes de spin dans l'isolant (voir figure). Un des problèmes récurrents des études expérimentales réalisées jusqu'ici est l'utilisation de couches épaisses de YIG (> 1 µm) alors que l'effet recherché est de nature interfaciale et donc prépondérant dans les couches ultra-minces. Par ailleurs l'utilisation d'échantillons de grandes dimensions latérales autorise l'excitation simultanée de plusieurs modes d'ondes de spin quasi-dégénérées, empêchant le démarrage d'oscillations bien caractérisées dans le YIG.
C'est par la réalisation d'un échantillon de faible épaisseur et de dimensions latérales réduites (5 µm) que l'équipe a pu observer le phénomène recherché. Grâce au confinement géométrique, les différents modes d'ondes de spin sont bien séparés en énergie [5] et il est ainsi possible d'exciter sélectivement par résonance magnétique un mode dynamique unique. L'application d'un faible champ magnétique permet d'ajuster sa fréquence de résonance. La mise en évidence de la génération d'ondes de spin est obtenue par une microscopie en champ proche (MRFM : Magnetic Resonance Force Microscopy) développée au SPEC/LNO [6].
En fonction de la polarité du courant injecté et de l'orientation du champ magnétique appliqué dans le plan du disque, on observe que la largeur de la raie de résonance du YIG est réduite ou augmentée sur une large gamme (figure). L'effet observé a bien la symétrie attendue pour l'effet Hall de spin. La largeur de raie est inversement proportionnelle au temps de relaxation de l'onde de spin excitée. La variation observée est donc la signature directe du couplage du mode d'onde de spin dans le YIG avec le courant injecté dans le métal adjacent.
Variation de la largeur de la résonance mesurée à 6.33 GHz pour H0 // +y (rouge) et H0 // -y (bleu), et à 10.33 GHz pour H0 // +z en fonction du courant dc injecté dans le platine. La largeur de résonance ne varie que pour les bonnes orientations du champ magnétique (+/- Hy). Un élargissement (resp. rétrécissement) traduit un amortissement plus rapide (resp. renforcement) des ondes de spin dû au couplage avec le courant injecté dans la couche de platine adjacente. Un courant de 14 mA correspond à une densité de courant de 5 x 107 A/cm2.
L'insert montre la détection du phénomène inverse : l'apparition d'une tension aux bornes du platine, générée par l'excitation d'ondes de spin au sein du micro-disque de YIG.
Le phénomène mis en évidence permet donc de moduler l'amortissement des ondes de spin au sein du YIG. On dispose ainsi du moyen de piloter la transmission des ondes de spin par l'application d'un simple courant électrique. Une première application pratique pourrait être la réalisation d'une ligne à retard contrôlée électriquement, sous la forme d'un guide d'ondes de spin unidimensionnel. Un tel dispositif contribuerait à faire avancer certains paradigmes de la « magnonique », cette nouvelle discipline qui vise à la manipulation d'ondes de spin – et leur quanta, les magnons – pour le traitement et le stockage de l'information.
Références :
[1] A. Hamadeh, O. d’Allivy Kelly, C. Hahn, H. Meley, R. Bernard, A. H. Molpeceres, V. V. Naletov, M. Viret, A. Anane, V. Cros, S. O. Demokritov, J. L. Prieto, M. Muñoz, G. de Loubens, O. Klein, Phys. Rev. Lett. 113, 197203 (2014).
[2] Y. Kajiwara, K. Harii, S. Takahashi, J. Ohe, K. Uchida, M. Mizuguchi, H. Umezawa, H. Kawai, K. Ando, K. Takanashi, S.Maekawa, E. Saitoh, Nature 464, 262 (2010).
[3] O. d’Allivy Kelly, A. Anane, R. Bernard, J. Ben Youssef, C. Hahn, A. H. Molpeceres, C. Carretero, E. Jacquet, C. Deranlot, P. Bortolotti, R. Lebourgeois, J.-C. Mage, G. de Loubens, O. Klein, V. Cros, A. Fert, Appl. Phys. Lett. 103, 082408 (2013).
[4] C. Hahn, G. de Loubens, O. Klein, M. Viret, V. V. Naletov, J. Ben Youssef, Phys. Rev. B 87, 174417 (2013).
[5] C. Hahn, V. V. Naletov, G. de Loubens, O. Klein, O. d’Allivy Kelly, A. Anane, R. Bernard, E. Jacquet, P. Bortolotti, V. Cros, J. L. Prieto, M. Muñoz, Appl. Phys. Lett. 104, 52410 (2014).
[6] O. Klein, G. de Loubens, V. V. Naletov, F. Boust, T. Guillet, H. Hurdequint, A. Leksikov, A. N. Slavin, V. S. Tiberkevich, N. Vukadinovic, Phys. Rev. B 78, 144410 (2008).
Contact CEA : Grégoire de Loubens (IRAMIS/SPEC – Laboratoire Nanomagnétisme et Oxydes (LNO) – Olivier Klein (INAC).
Collaboration :
- Service de Physique de l’État Condensé (CNRS URA 2464), CEA Saclay, Gif-sur-Yvette, France
- Unité Mixte de Physique CNRS/Thales and Université Paris Sud 11, Palaiseau, France
- Institute of Physics, Kazan Federal University, Kazan, Russian Federation
- Department of Physics, University of Muenster, Muenster, Germany
- Instituto de Sistemas Optoelectrónicos y Microtecnología (UPM), et Instituto de Microelectrónica de Madrid (CNM, CSIC), Madrid, Spain
- SPINTEC, UMR CEA/CNRS/UJF, INAC, Grenoble, France