L’effondrement de structures molles est un phénomène omniprésent dans notre quotidien: la mousse d’un cappuccino soutient son poids, mais se brise irréversiblement sous les coups de cuillère impitoyables du chercheur en mal de caféine; une pile de sable résiste au vent mais s’effondre lorsque l’on marche dessus. La matière molle fragile est ainsi d’une fascinante versatilité, avec une multitude d’applications, des matériaux biologiques, à l’extraction de pétrole ou encore à une nouvelle génération de soft robots. D’une manière plus générale, au cours de l’effondrement, la matière molle désordonnée passe d’un état rigide solide à un état « liquide ». Ce type de transition s’appelle une « transition de blocage » ou « jamming », pour les systèmes composés d’éléments dont l’énergie d’interaction est bien supérieure à l’énergie fournie par l’agitation thermique. La compréhension des comportements critiques à la transition reste aujourd’hui un défi fondamental majeur.
Une collaboration entre des chercheurs du Service de Physique de l’Etat Condensé – SPEC (URA CNRS/CEA), du laboratoire Fluides, Automatique et Systèmes Thermiques (CNRS/Universités Paris-Sud) et du laboratoire Gulliver (CNRS/ ESPCI) a permis de progresser dans la compréhension de la transition de « jamming » des milieux granulaires. Cette équipe a, pour la première fois, sondé expérimentalement la réponse mécanique au voisinage de cette transition [1,2], une prouesse expérimentale puisque dans ce régime les empilements de grains sont par nature très fragiles (i.e. instables). Les résultats montrent que les milieux granulaires au bord de l’effondrement ont une élasticité non linéaire, gouvernée par leur densité et le désordre.
Pour comprendre l’apparition de la rigidité dans les milieux désordonnés tel que les granulaires, un modèle simple a été proposé, caractérisé par la transition de « jamming ». Contrairement aux systèmes thermodynamiques, les premiers modèles numériques simplifiés révèlent que c’est le désordre, plutôt que le détail des interactions microscopiques, qui gouverne la réponse mécanique [3]. Cependant, les chercheurs du SPEC et leurs collaborateurs viennent de montrer expérimentalement qu’un régime non linéaire apparaît, et qu’il est gouverné par la transition de « jamming ». Pour ce faire, ils ont développé un dispositif optique permettant de visualiser simultanément déformations et contraintes dans un empilement granulaire soumis à une sollicitation mécanique. Celui-ci est constitué d’une couche 2D de disques photo-élastiques, i.e. qui deviennent biréfringents sous l’effet d’une contrainte, placée entre polariseurs croisés. La couche peut être soumise à une déformation inhomogène, mais isotrope, par le gonflement d’un intrus au milieu de l’empilement (Fig. 1). La position, la déformation et les contraintes (amplitude et direction) subies par chaque grain peuvent être ainsi mesurées pour le système sollicité mécaniquement.
La transition de « jamming » est identifiée en mesurant le nombre de contacts moyens par grains. En effet, une singularité dans l’évolution du nombre de contacts est présente à la transition, le nombre de contacts augmentant rapidement dans la phase « bloquée » (Fig. 2).
Sous l’effet de la sollicitation mécanique imposée, les grains subissent un cisaillement qui induit, comme dans un solide quelconque, des contraintes tangentielles mais aussi des contraintes normales, ce qui est une particularité des milieux granulaires. Dans le cas présent de l’empilement de disques photo-élastiques, on observe que ces deux réponses (contraintes normale et tangentielle) sont non-linéaires (en loi de puissance) en fonction de la déformation de cisaillement locale. Un rescaling des données montre l’existence de deux régimes contrôlés par la transition de « jamming » (Fig. 3a). Il est alors possible d’identifier spatialement une longueur critique qui sépare l´élasticité non-linéaire (loin de l’intrus) de l´élasticité linéaire recouvrée pour des grandes déformations (proche de l’intrus) (Fig. 3b).
Ce travail a ainsi permis de montrer que la transition de « jamming » est, non seulement caractérisée par l’apparition de la rigidité de l’empilement des grains, mais aussi par l’émergence d´une mécanique non linéaire riche et nouvelle. Au sein de la communauté, la question de l´existence d´une réponse linéaire proche de la transition de « jamming » a récemment été largement discutée. Si cette expérience ne lève pas le voile sur l´existence d´un tel régime, elle montre qu´au contraire du régime linéaire observé pour de grandes déformations, seul le régime non linéaire est contrôlé par la transition de « jamming ».
Le dispositif modèle étudié est bien sûr une idéalisation des problèmes réels, auquelx font face les ingénieurs : Quel chargement peut supporter un sol avant d’entrer dans le régime non linéaire et s’effondrer? Pour répondre à ce type de question, de nouvelles expériences devront être réalisées, et la théorie devra être développée pour comprendre et décrire la mécanique des empilements de grains non réguliers, inhomogènes, à trois dimensions (cas réels).
Références :
[1] « Shear Modulus and Dilatancy Softening in Granular Packings above Jamming« ; C. Coulais, A. Seguin, O. Dauchot; Phys. Rev. Lett. 113, 198001 (2014)
[2] « Viewpoint: Pushing on a nonlinear material« ; K. Daniels; Physics 7, 113 (2014)
[3] « Jamming of soft particles: geometry, mechanics, scaling and isostaticity« ; M. van Hecke; Journal of Physics: Condensed Matter 22, 033101 (2010)
Collaboration :
- Service de Physique de l’État Condensé (SPEC) – URA CNRS-CEA 2464
- Laboratoire Fluides, Automatique et Systèmes Thermiques (FAST) – UMR 7608 (CNRS/Universités Paris-Sud)
- Laboratoire GULLIVER – UMR 7083 (CNRS/ ESPCI)
Contact CEA-IRAMIS/SPEC : Antoine Seguin (SPEC/FAST).