Une transition de phase dans un écoulement turbulent ?

Une transition de phase dans un écoulement turbulent ?

P.P. Cortet, E. Herbert, A. Chiffaudel, F. Daviaud, B. Dubrulle, V. Padilla

Contact: F. Daviaud

En étudiant la réponse d’un écoulement pleinement turbulent à une brisure de symétrie de son forçage, sur une gamme de nombre de Reynolds, Re, allant de 150 à 106, nous avons récemment mis en évidence pour Re = 40 000 une transition de phase analogue à la transition para-ferromagnétique. De plus, cette transition est associée à un maximum de l'amplitude des fluctuations de la symétrie de l'écoulement et correspond à des brisures intermittentes et spontanées de symétrie entre différents états métastables.

Les transitions de phase sont un phénomène omniprésent dans les systèmes physiques et sont généralement associées à des brisures de symétries. La symétrie gouverne également la transition vers la turbulence: lorsque le nombre de Reynolds augmente, une succession de bifurcations brise les diverses symétries de l'écoulement laminaire. À grand nombre Reynolds, il est couramment admis que toutes les symétries brisées sont statistiquement restaurées et l’on peut se demander si cet écoulement turbulent ne peut pas être lui-même le siège de bifurcations entre différents états moyens, qui pourraient être interprétées en termes de transition de phase.

Schéma de la topologie de l’écoulement turbulent de von Kármán lorsque Re = 800 000 et (a) θ = 0, (b) θ = -0.0147. Le champ de vitesse moyen correspondant est représenté en (c) ( = 0) et (d) (

Notre montage expérimental est constitué d'un cylindre de Plexiglas® rempli d'un mélange eau-glycérol. Le liquide est mécaniquement entrainé par deux turbines coaxiales tournant en sens opposé (cf. Fig. 1). Les mesures de vitesse sont réalisées avec un système de PIV stéréoscopique fournissant les 3 composantes de la vitesse dans un plan méridien. Les paramètres de contrôle sont le nombre de Reynolds Re = (f1+f2)R2/ν avec ν la viscosité du fluide et fi la fréquence de rotation des turbines et θ = (f1-f2)/ (f1+f2) qui contrôle l'asymétrie du forçage.

Figure 2 : Moment angulaire global I(t) pour Re = 43 000 et Θ = 0. La ligne verte/claire provient de l'acquisition PIV à 15 Hz et la ligne bleue est filtrée passe-bas à 1 Hz. On a représenté des lignes à I(t)=± I*= ± 0.04 qui correspondent à la momentisation turbulente.

Figure 3 : Susceptibilité χ à la brisure de symétrie en fonction du nombre de Reynolds Re à Θ = 0.

La symétrie de l’écoulement peut être caractérisée de façon quantitative par 2 scalaires : la position de la couche de cisaillement et le moment angulaire global I, deux quantités statistiquement équivalentes. Nous avons montré que la réponse de l’écoulement à une faible dissymétrie de forçage était linéaire, avec une pente qui dépendait du nombre de Reynolds : le coefficient de réponse croit avec Re et présente une divergence à un nombre de Reynolds critique Rec = 40 000 avant de redécroitre au-delà. Cette divergence coïncide avec un changement des propriétés statistiques de la symétrie de l’écoulement instantané : la pdf de I(t) devient non Gaussienne avec des maxima multiples, révélant des états métastables non symétriques. Pour un forçage symétrique, on observe également un pic de fluctuations de I(t) à Rec : ces fluctuations correspondent à des intermittences temporelles entre des états métastables de l’écoulement qui, contrairement à l’écoulement moyen –moyenné sur de très longs temps-, brisent spontanément la symétrie du système. Ces observations peuvent entre interprétées en terme de divergence de la susceptibilité à la brisure de symétrie, révélant ainsi une transition de phase analogue à la transition par-ferromagnétique et la possible existence d’une « momentisation turbulente » (cf. aimantation spontanée à champ nul).

En conclusion, cet écoulement turbulent dans lequel nous pouvons avoir accès à la fois aux évolutions des états spatio-temporels et aux moyennes des grandeurs thermodynamiques apparait comme un outil parfaitement adapté à l'étude des transitions de phase hors équilibre dans les systèmes fortement fluctuants.


Références

P.-P. Cortet, A. Chiffaudel, F. Daviaud, and B. Dubrulle, Rev. Lett. 105, 214501 (2010)Experimental Evidence of a Phase Transition in a Closed Turbulent Flow »

P-P Cortet, E Herbert, A Chiffaudel, F Daviaud, B Dubrulle and V Padilla, J. Stat. Mech. P07012 (2011), « Susceptibility divergence, phase transition and multistability of a highly turbulent closed flow ».