Savoir manipuler à l’échelle nanométrique, un spin unique, en tant qu'objet porteur d'information quantique, présente un enjeu technologique majeur, et reste encore aujourd'hui un sujet d'un grand intérêt fondamental. Un système composé de molécules magnétiques déposées sur une surface offre un banc d’essai unique pour traiter ce sujet, mais il est difficile, voire impossible, d’explorer expérimentalement les trop nombreuses pistes ouvertes, étant donné le nombre énorme de combinaisons molécule/surface possibles. C’est pourquoi la modélisation joue un rôle essentiel dans ce domaine.
Dans le cadre du projet H2020 FET-Open COSMICS, une collaboration entre l’Université Technique du Danemark (DTU), le CEMES CNRS de Toulouse et le CEA SPEC montre par des méthodes de calcul de structure électronique et de transport que la porphyrine de fer, déposée sur un substrat de graphène dopé par du bore, posséde des propriétés remarquables, pour en faire un dispositif de spintronique moléculaire que l'on peut piloter par la simple application d’une tension de grille. Ce dispositif mériterait ainsi d'être expérimentalement étudié.
La molécule de porphyrine de fer tetraphenyl (FeTPP) est très particulière et joue notamment un rôle primordial dans le transport de l’oxygène de l’hémoglobine. Ses propriétés exceptionnelles sont intimement liées à l’état magnétique de l’atome de fer central et à sa sensibilité à l’environnement (notamment l’hybridation de l’atome de fer). Il a par exemple été récemment montré par une étude par microscopie électronique tunnel, que, la molécule adopte différents remplissages électroniques, selon le substrat (or ou graphène) sur lequel elle est déposée [1]. Par ailleurs des travaux récents ont aussi montré qu’une molécule un peu similaire (phthalocyanine de fer – FePc) changeait d’état de spin quand elle était déposée sur un substrat de graphène dopé avec de l’azote [2].
Nous avons donc entrepris de modéliser, par des approches basées sur la théorie de la fonctionnelle de la densité (DFT), une molécule de FeTPP déposée sur un substrat de graphène dopé à l’azote ou au bore (Figure 1a). Pour une molécule adsorbée sur un site azote, un léger décalage des niveaux de la molécule dest seulement observé. Un changement drastique est par contre obtenu lorsque la molécule est placée au-dessus d’un atome de bore, dû à l’hybridation entre les orbitales dz du Fer et pz du bore : la molécule passe d’un spin S=1 à S=3/2 et le fer passe d’un degré d’oxydation Fe2+ à Fe3+. On observe en outre une polarisation magnétique importante de l’atome de bore sous-jacent. Un résultat encore plus intéressant est enfin obtenu lorsqu’on applique une tension de grille négative sous le plan de graphène : dans ce cas la molécule repasse dans son état S=1 (Figure 1b) comme sur un graphène non dopé, où l’interaction est beaucoup plus faible, et la polarisation magnétique disparait sur le bore.
Ces résultats mettent en évidence un mécanisme « d’écriture » d’un spin à l’échelle atomique. Mais on peut encore aller un cran plus loin en calculant le transport électronique bidimensionnel dans le plan du graphène. En effet nous avons mis en évidence une polarisation de spin importante (>10% pour un taux de couverture réaliste du graphène par FeTPP) du transport électronique au niveau de Fermi en l’absence de tension de grille (Figure 1c). De telles polarisations de spin sont parfaitement détectables avec des méthodes expérimentales telles que la mesure du bruit de grenaille (« shot noise » en anglais). Ces résultats complémentaires montrent qu’il est donc non seulement possible d’écrire mais aussi de lire le spin. Par ailleurs, il est également possible de sonder l’état de la molécule par l’intermédiaire d’une pointe STM.
Le système modélisé permet donc de proposer un nouveau concept d’écriture et lecture d’états de spin à l’échelle de la molécule unique, à l’aide d’un procédé nécessitant une simple polarisation électrique (tension de grille) beaucoup moins énergivore que l’application d’un champ magnétique ou le passage d’un courant électrique intense. Ce travail publié dans Physical Review Letters [3] pourrait ouvrir la voie au développement de nouveaux dispositifs spintroniques à basse consommation.
Références :
[1] « Intraconfigurational transition due to surface-induced symmetry breaking in noncovalently bonded molecules
Mehdi Bouatou, Rishav Harsh, Frédéric Joucken, Cyril Chacon, Vincent Repain, Amandine Bellec, Yann Girard, Sylvie Rousset, Robert Sporken, Fei Gao, Mads Brandbyge, Yannick J. Dappe, Cyrille Barreteau, Alexander Smogunov, and Jérôme Lagoute J. Phys. Chem. Lett. 11 (2020) 9329.
[2] « Non-covalent control of spin-state in metal-organic complex by positioning on N-doped graphene«
Bruno de la Torre, Martin Švec, Prokop Hapala, Jesus Redondo, Ondřej Krejčí, Rabindranath Lo, Debashree Manna, Amrit Sarmah, Dana Nachtigallová, Jiří Tuček, Piotr Błoński, Michal Otyepka , Radek Zbořil, Pavel Hobza & Pavel Jelínek, Nature Communications 9 (2018) 2831.
[3] “Proposal for all-electrical spin manipulation and detection for a single molecule on boron-substituted graphene”
Fei Gao, Dongzhe Li, Cyrille Barreteau, Mads Brandbyge. Phys. Rev. Lett. 129, 027201 (2022). Editor’s suggestion.
Ce travail a été effectué dans le cadre du projet européen COSMICS : « This project has received funding from the European Union's Horizon 2020 research and innovation programme under Grant agreement No. [766726]”.
Contact CEA-IRAMIS : Cyrille Barreteau (SPEC/GMT).
Le projet H2020 FET-Open COSMICS. Site WEB du projet.
Collaborations :
- Dongzhe Li, Laboratoire CEMES CNRS , MEM, 29, rue Jeanne Marvig, BP 94347, 31055 Toulouse Cedex 4 , France
- Mads Brandbyge & Fei Gao, DTU Physics, Department of Physics, Technical University of Denmark, Fysikvej, building 311, 2800 Kgs. Lyngby.