Bruit photo-assisté dans le graphène dans le domaine terahertz : la physique mésoscopique monte en fréquence

Bruit photo-assisté dans le graphène dans le domaine terahertz : la physique mésoscopique monte en fréquence

Groupe Nanoélectronique

Lorsqu’un conducteur quantique est exposé à du rayonnement électromagnétique, ses propriétés de transport sont modifiées par l'interaction entre la lumière et les électrons se propageant dans le conducteur quantique. Une des signatures de cette interaction est l’augmentation du bruit électronique généré par le conducteur alors même qu’aucun courant continu ne passe dans le conducteur. Ce phénomène, appelé bruit photo-assisté, a été prédit et largement exploré dans le domaine micro-ondes, où divers types de conducteurs quantiques ont été exposés à des signaux à des fréquences allant jusqu’à plusieurs dizaines de gigahertz. Le groupe Nanoélectronique du SPEC a mis en œuvre une expérience inédite visant à observer le bruit photo-assisté dans un conducteur en graphène exposé à des radiations dans le domaine terahertz, plusieurs ordres de grandeurs au-delà des observations précédentes. Leurs travaux sont publiés dans Physical Review Letters.

Le couplage entre le rayonnement électromagnétique et la propagation cohérente des électrons au sein d’un conducteur quantique est une des questions majeures de la physique quantique moderne. L’exploration de ce couplage, amorcée dès le milieu des années 1980, a donné lieu (notamment au SPEC) à des avancées remarquables, posant entre autres les prémices de bits et processeurs quantiques réalisés dans des systèmes de matière condensée.

La très grande majorité des expériences sondant ce couplage ont été réalisées dans le domaine micro-ondes, où les fréquences du rayonnement électromagnétique considéré vont de 1 à plusieurs dizaines de gigahertz. La limite basse de cette bande de fréquence vient du fait que les effets du couplage lumière-matière se font sentir lorsque l’énergie des photons (donnée par la constante de Planck multipliée par la fréquence du rayonnement hν) est supérieure à l’énergie thermique des électrons du conducteur quantique (donnée par la constante de Boltzmann multipliée par leur température kBT). La limite supérieure est donnée par la bande passante maximale des systèmes micro-ondes commerciaux usuels. Au-delà de cette limite, les techniques de génération et de détection de rayonnement électromagnétique changent radicalement; en particulier, le domaine terahertz, qui s’étend typiquement de 100 gigahertz à 10 terahertz, fait l’objet d’intenses efforts de recherche et développement dans le but de proposer de nouveaux types de sources et détecteurs. L’essor de ce domaine, extrêmement riche aussi bien du point de vue de la physique fondamentale que des applications commerciales, a motivé une nouvelle génération de travaux expérimentaux en physique mésoscopique, dans lesquels les propriétés de transport de conducteurs quantiques sont sondées en présence de radiation terahertz.

Avant de pouvoir exploiter les concepts nouveaux de la physique terahertz, il est crucial d’étudier l’évolution de phénomènes de physique mésoscopique bien connus dans le domaine micro-ondes lorsqu’on les transpose dans le domaine terahertz. Le groupe Nanoélectronique s’est intéressé au bruit photo-assisté, qui correspond à une augmentation des fluctuations de courant dans un conducteur quantique en présence de rayonnement électromagnétique. Cette augmentation du bruit de grenaille, qui, de manière remarquable, ne s’accompagne pas nécessairement d’une augmentation du courant continu traversant le conducteur, est dûe au partitionnement cohérent des paires électron-trous excitées au sein du conducteur par le rayonnement.

Pour observer les signatures du bruit photo-assisté généré par du rayonnement dans le domaine terahertz, les membres du groupe Nanoélectronique ont conçu un système expérimental inédit combinant excitation terahertz et mesures de bruit électronique ultra-sensibles à très basse température (voir figure 1a). Les conducteurs quantiques utilisés dans cette expérience sont des rubans de graphène, dont les propriétés de transport quantique sont préservées jusqu’à des énergies supérieures à celle des photons terahertz envoyés sur l’échantillon. Ce point est crucial pour observer de manière non ambigüe les signatures du bruit photo-assisté. Le couplage entre rayonnement terahertz et degrés de libertés électroniques dans l’échantillon est assuré en connectant l’échantillon à des électrodes en forme d’antenne terahertz de type bow-tie (voir figure 1b) et c)), permettant de concentrer le rayonnement sur des échelles sub-microniques, bien inférieures à sa longueur d’onde. Les mesures indiquent clairement une augmentation du bruit de l’échantillon en présence de rayonnement terahertz (voir figure 1d)).

Figure 1. a) Schéma simplifié de l’expérience : un émetteur terahertz commercial (Toptica CW THz, basé sur une technique de photomixage) est aligné à basse température avec l’échantillon connecté à un système de mesure de bruit ultra-sensible, de sensibilité record (0.14 nV/Hz1/2), conçu au SPEC. b) et c) Images au microscope optique et électronique à balayage d’un échantillon typique, consistant en un ruban de graphène synthétisé par croissance en phase vapeur (CVD), connecté à deux électrodes (S et D) en forme d’antenne terahertz. La barre d’échelle correspond à 50 µm en b), 1 µm en c). d) Mesure de l’augmentation du bruit de l’échantillon lorsque la source terahertz est allumée, en fonction de la fréquence. Les maxima de signal apparaissent aux fréquences de résonance de l’antenne, correspondant à un maximum local de radiation terahertz transmise au conducteur quantique. Ces résonances témoignent de la difficulté expérimentale à coupler un système mésoscopique à du rayonnement terahertz.

Les signatures du bruit photo-assisté apparaissent en mesurant la différence entre le bruit de l’échantillon en présence et en absence de rayonnement terahertz en fonction de la tension électrique appliquée aux bornes de l’échantillon. Ces mesures, illustrées par la figure 2, montrent qu’en sus des effets de transport photo-assisté, le rayonnement produit un effet de chauffage significatif dans l’échantillon, dont la température des électrons augmente de près d’un facteur 5. Cet effet pouvait être attendu, le graphène étant un excellent bolomètre, du fait du très faible couplage à basse température entre ses porteurs de charges et les vibrations du réseau cristallin, ou phonons.

En réalisant cette expérience, les membres du groupe Nanoélectronique ont démontré la validité de la théorie du bruit photo-assisté à des fréquences bien supérieures aux fréquences micro-ondes usuelles. La transposition dans le domaine terahertz de ce phénomène emblématique de la physique mésoscopique à fréquence finie permet d’envisager des expériences de transport quantique tirant profit des particularités de ce domaine. Le système expérimental unique développé dans le groupe Nanoélectronique pourra être utilisé pour réaliser des expériences de plasmonique quantique dans des échantillons de graphène de très haute mobilité, réalisés également au sein du groupe. Enfin, la physique du bruit photo-assisté pourrait être exploitée pour réaliser des détecteurs terahertz in-situ universels, dont les propriétés sont indépendantes du matériau utilisé.


Référence :
Photon-assisted shot noise in graphene in the erahertz range,
F.D. Parmentier, L.N. Serkovic-Loli, P. Roulleau et D.C. Glattli, Physical Review Letters 116, 227401 (2016)

Contact CEA-CNRS : François Parmentier & D. Christian Glattli, IRAMIS/SPEC, Groupe Nanoélectronique.

Figure 2. Différence entre le bruit de grenaille d’un des échantillons en présence et en absence de radiation terahertz à 0.4 THz, en fonction de la tension continue appliquée aux bornes de l’échantillon. Les points sont les données expérimentales, qui sont ajustées avec plusieurs modèles (lignes continues et en tirets ; les lignes en tirets sont obtenues en ajustant les données à tension continue Vdc nulle). Seul un modèle combinant chauffage et bruit photo-assisté (ligne continue épaisse) permet de reproduire l’intégralité des données expérimentales. Les contributions respectives de ces deux effets sont déterminées en remarquant que ceux-ci n’interviennent pas dans les mêmes gammes de tension continue.