Yannick Dappe
Contrôler le courant qui passe dans une molécule en l’étirant, c’est ce que viennent de démontrer des équipes de l’Institut de Physique et Chimie des Matériaux de Strasbourg, du Service de Physique de l’Etat Condensé de Saclay et de l’Institut Parisien de Chimie Moléculaire, Chimie des Polymères. Dans des travaux publies dans Journal of Physical Chemistry Letters, ces chercheurs ont démontré expérimentalement et théoriquement la possibilité de moduler la conductance électrique dans un fil moléculaire en l’allongeant à l’aide d’une pointe STM. Ce travail ouvre des perspectives fantastiques dans le domaine de l’électronique moléculaire contrôlée mécaniquement.
La miniaturisation de l’électronique passe par la caractérisation du transport des électrons dans des systèmes de plus en plus proches de l’échelle ultime que constitue l’atome. En ce sens, l’étude de fils moléculaires comme composants ultimes représente un défi scientifique prometteur pour l’électronique de demain. Si la capacité de ces systèmes à transmettre le courant électrique a été largement démontrée au cours des dernières années, le contrôle de ce courant pour la fabrication de composants électroniques à l’échelle moléculaire demeure un vaste terrain d’exploration. Un nouveau pas vient d’être franchi dans cette direction par le travail commun de trois équipes, celles de Guillaume Schull, Yannick Dappe et Fabrice Mathevet, respectivement chercheurs CNRS à l’IPCMS, au SPEC et à l’IPCMCP.
A l’aide de la pointe d’un microscope électronique à effet tunnel (STM), ces chercheurs ont réussi à « attraper » un brin de polythiophène (molécule organique constituée d’hydrogène, de carbone et de soufre), et à le décoller de la surface d’or sur lequel il était déposé, constituant ainsi une jonction moléculaire entre la surface et la pointe. Ils ont ensuite enregistré les variations de conductance électrique de cette jonction en fonction de la rétractation de la pointe du microscope. Ce faisant, une tension mécanique est exercée sur le fil moléculaire, qui est alors étiré, donnant lieu à de fortes variations de conductance. Intuitivement, on pourrait penser que plus la longueur de fil entre la surface et la pointe est importante, plus la conductance sera affectée et diminuera. Or ce qui est observé expérimentalement est bien différent, puisqu’au cours du processus d’étirement de la molécule, on assiste à des augmentations spectaculaires de conductance.
Afin de comprendre l’origine physique de ce phénomène, des simulations numériques basées sur la résolution des équations de la mécanique quantique ont été réalisées. La méthode utilise la Théorie de la Fonctionnelle de la Densité (DFT), qui permet de déterminer itérativement l’énergie des électrons du système, en supposant que chaque électron interagit avec les autres à travers un potentiel moyen dit potentiel d’échange-corrélation. A partir de cette énergie, on obtient les forces entre les atomes, et la résolution des équations du mouvement détermine la nouvelle position de ces atomes. Le processus est répété de façon à minimiser ces forces, afin d’obtenir la configuration d’équilibre du système.
Un système constitué de quelques couches d’or, d’une molécule de polythiophène et d’une pointe pyramidale en or a donc été considéré. Il a fallu ensuite considérer l’équilibre de cette configuration, et recalculer cet équilibre après déplacement de la pointe, pour reproduire l’expérience d’élongation de la molécule par la pointe STM. Ce processus est illustré en Figure 1a. Pour chaque configuration d’équilibre, l’énergie du système a été déterminée, ainsi que sa conductance électrique, toutes deux représentées en Figure 1 b) et c).
A partir de ces calculs, il a été possible de déterminer certains paramètres déterminants dans la variation du courant à travers la jonction moléculaire. Ainsi, entre deux sauts de conductance, la molécule se tend entre la surface et la pointe, jusqu’à ce qu’un nouveau monomère de la jonction (Figure 1 d)) se décroche de la surface, réduisant ainsi la tension sur le fil.
© Guillaume Schull – IPCMS (CNRS/UdS), Yannick Dappe – SPEC (CNRS/CEA Saclay)
Figure 1 : Représentation du processus simulé d’élongation d’une molécule de polythiophène par une pointe STM : a) configuration atomique b) variation de la transmission électrique et c) de l’énergie du système, en fonction de l’élongation. d) différentes vues rapprochées de la configuration de la molécule au niveau de l’interface en fonction de l’élongation.
Lorsque la molécule est tendue, les liaisons pointe-molécule, et monomère-monomère s’allongent, avec pour effet d’augmenter la résistance du fil et de réduire la conductance. A contrario, lorsque la tension se relâche, ces liaisons raccourcissent donnant lieu à une augmentation de la conductance. D’autres effets non modélisés ici peuvent être pris en compte tels que le déroulement de la molécule sur la surface ou encore l’angle des liaisons entre le morceau de molécule déposé en surface et celui étiré dans le vide, responsable d’une rupture de conjugaison qui bloque le passage du courant.
Ainsi, à notre échelle,on pourrait considérer que le fil moléculaire se comporte comme un tuyau d’arrosage, laissant passer l’eau en position normale, et barrant son passage lorsqu’il est coudé..
Pour conclure, ce travail représente une avancée importante d’un point de vue physique fondamentale, en termes de compréhension du transport électronique dans une jonction moléculaire. Il offre également de fantastiques perspectives pour le contrôle mécanique de circuits électroniques à l’échelle moléculaire.
Référence
Pulling and Stretching a Molecular Wire to Tune its Conductance
G. Reecht, H. Bulou, F. Scheurer, V. Speisser, F. Mathevet, C. González, Y. J. Dappe, and G. Schull, J. Phys. Chem. Lett., 6, 2987 (2015)