Après le Prix Nobel attribué à A. Fert et P. Grünberg pour leur découverte de la magnéto résistance géante, la révolution de la spintronique (utilisation du spin des électrons comme support d'information) se poursuit. Après les systèmes à base de couches minces métalliques ou d'oxyde, les systèmes moléculaires pourraient offrir de nombreux avantages technologiques et de nouvelles fonctionnalités. Associé à la première mise en évidence expérimentale par l'équipe « Matériaux et Phénomènes Quantiques » de l'Université Paris-Diderot, des effets de magnétorésistance tunnel à travers des molécules uniques de C60 adsorbées sur une surface de chrome, des chercheurs de l’Iramis ont réussi à modéliser avec succès ce système complexe par des méthodes ab-initio. Les calculs permettent d’interpréter l’expérience en montrant que les états électroniques de la molécule de C60 peuvent être polarisés en spin, par l’intermédiaire de leur interaction avec un substrat magnétique.
Deux décennies après la découverte de la magnétorésistance géante (GMR), un des enjeux majeurs reste la réalisation et la miniaturisation des composants. L’essentiel des systèmes utilisés aujourd'hui est usuellement formé de multi-couches inorganiques, alternant matériaux magnétiques et non magnétiques (métalliques ou isolants), dont la qualité cristalline des couches ainsi que des interfaces est souvent cruciale.
On voit aujourd'hui apparaître un nouveau genre de systèmes « hybrides » formés d'une combinaison de couches inorganiques et organiques, par dépôt de couches moléculaires sur des surfaces cristallines. Cette « spintronique moléculaire » présente plusieurs avantages, en particulier la grande longueur de diffusion de spin des systèmes carbonés (distance sur laquelle le spin des électrons transporté est conservé), ainsi que la flexibilité apportée par l’utilisation de molécules dont l’agencement et les propriétés sont de mieux en mieux maîtrisés.
Les mesures de transport électronique à travers des couches minces organiques ont révélé des comportements très complexes et en particulier le rôle essentiel joué par les interfaces métal/organique dans l’injection de spin (« spinterface »). Pour maîtriser ces mécanismes d’injection de spin depuis le substrat vers la couche organique, il est indispensable de comprendre et analyser le phénomène au niveau de la molécule individuelle.
L'équipe du laboratoire de Matériaux et Phénomènes Quantiques (MPQ) a ainsi entrepris une étude expérimentale détaillée d’un système modèle constitué de molécules de C60 déposées sur une surface de chrome, par microscopie à effet tunnel résolue en spin (SP-STM : Spin-polarized STM). Injecté par une pointe aimantée, le courant tunnel est polarisé en spin et les images (cartographie de la conduction à un potentiel donné) révèlent l'orientation magnétique relative de la pointe et de l’échantillon. Le système étudié offre la particularité que la surface de chrome d’orientation cristallographique (001) comporte naturellement des zones d’orientation magnétique alternée du fait de l’ordre antiferromagnétique en volume. Cette spécificité originale permet de comparer aisément sur un même échantillon deux configurations d’orientation magnétique opposée (figure 1). Les images de SP-STM (figure 2) permettent de visualiser très clairement cet ordre antiferromagnétique, qui fut d’ailleurs le système modèle des pionniers du STM polarisé en spin. Le système choisi présente enfin l'avantage que la molécule de C60 est bien connue et plusieurs travaux ont déjà été consacrés à son adsorption sur des surfaces de métaux nobles.
Le résultat essentiel de l'étude montre que la conductance différente des terrasses de chrome reste « visible » à travers les molécules de C60. Les mesures locales de conduction à travers chaque molécule de C60 montrent de fortes variations selon l’orientation magnétique de la terrasse sous jacente. Une analyse statistique détaillée donne une variation relative de magnétorésistance de -50% à 100%, selon la différence de potentiel appliquée entre la pointe et le substrat. Une imagerie en conductance différentielle à différents voltages fournit également une information fine sur les orbitales moléculaires impliquées.
L’équipe MSIN de l’Iramis/SPCSI a entrepris une modélisation de ce système par une approche ab-initio. La méthode consiste à résoudre l’équation de Schrödinger du système complexe formé d’une molécule de C60 déposée sur une surface de chrome. L’analyse des résultats du calcul fournit un éclairage nouveau permettant d’interpréter les expériences de manière précise. Elle montre que les orbitales moléculaires du C60 sont sensibles à l’aimantation de la surface de chrome sous-jacente. L’adsorption affecte très différemment les orbitales moléculaires selon leur polarisation et ceci est particulièrement frappant pour les orbitales LUMO (voir Fig. 3) qui participent au transport électronique aux faibles voltages. On constate d’une part que la séparation (« splitting ») des orbitales LUMO en deux orbitales de symétrie différente, m=0 et m=±1, cf. Fig. 3, est beaucoup plus forte pour les états de spin « up » que « down ». A noter que leur position énergétique est également décalée d’environ 0.5 eV, en accord avec l’expérience. Ce phénomène peut être attribué au fait qu’au niveau de Fermi les états électroniques dominants d’une surface de chrome d’aimantation « up » sont également de caractère essentiellement « up » et par conséquent le couplage avec les orbitales moléculaires est plus fort. Enfin nous avons montré que les états électroniques qui contribuent majoritairement au courant ont une symétrie spécifique (m=0, cf. Fig. 3) correspondant à des orbitales moléculaires sphériques, comme observé expérimentalement.
Cette collaboration très fructueuse entre une équipe expérimentale et théorique a permis d’obtenir une vision précise des mécanismes en jeu dans l’injection d'un courant polarisé en spin dans les molécules. Nous envisageons à l’avenir d’aborder des systèmes plus complexes en utilisant notamment des molécules organo-métalliques « bistables » magnétiquement dont on pourrait changer l’état par un paramètre extérieur (champ électrique, par exemple) ce qui offrirait un moyen simple de piloter la magnétorésistance avec des applications potentielles importantes en spintronique.
Références :
Large magnetoresistance through a single molecule due to a spin-split hybridized orbital,
S. L. Kawahara, J. Lagoute, V. Repain, C. Chacon, Y. Girard, S. Rousset, C. Barreteau and A. Smogunov,
A paraitre dans NanoLetters (Accepté Juillet 2012).
Spin-polarized scanning tunneling microscopy and spectroscopy study of chromium on a Cr(001) surface
J. Lagoute, S.L. Kawahara, C. Chacon, V. Repain, Y. Girard, S. Rousset,
Journal of Physics-Condensed Matter 23(4) 045007.
Contacts CEA : Cyrille Barreteau et Alexander Smogunov.
Collaboration :
- Laboratoire Matériaux et Phénomènes Quantiques, UMR7162, Université Paris-Diderot-Paris 7,
- CNRS, 10, rue A. Domont et L. Duquet, 75205 Paris Cedex 13, France
- DSM/IRAMIS/SPCSI, CEA/Saclay, F-91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France.