Déformabilité extrême de cristaux 2D de particules actives

Déformabilité extrême de cristaux 2D de particules actives

La matière active est composée de particules capables de transformer l’énergie disponible en travail, ce qui leur permet de générer leur mouvement et d’interagir entre elles. Selon les symétries du système, les interactions externes ou entre particules, et du niveau de fluctuations, il est possible de former des phases organisées à longue distance.

Les particules actives peuvent former des structures différentes de celles formées à l’équilibre par des particules passives. La présente étude publiée dans la revue Physical Review Letters s’intéresse plus particulièrement aux systèmes bidimensionnels, et montre la formation de cristaux de matière active qui présente une déformation spontanée extrême à grande échelle, sans atteindre la fusion. Cet exemple illustre la limitation aux conditions d’équilibre thermodynamique des prédictions de théories de type Kosterlitz-Thouless.


En physique statistique le diagramme de phase dépend de la dimensionnalité du système. Les cristaux bidimensionnels ont ainsi longtemps fasciné les théoriciens, du fait qu’il est possible d’établir des solutions exactes, et pour leurs propriétés spécifiques. Il en existe de nombreuses réalisations expérimentales, comme les électrons à la surface de l’hélium, la transition rugueuse de la surface de monocristaux ou encore, un ensemble de particules colloïdales confinées à une interface. Très sensibles aux fluctuations, les états ordonnés sont plutôt fragiles et ne présentent qu’un ordre structurel à quasi longue portée.

Cet intérêt des théoriciens pour ces systèmes 2D réside en grande partie dans le tour de force que représente une série d’articles publiés dans les années 1970 par Kosterlitz, Thouless, Halperin, Nelson et Young. Leur théorie « KTHNY » permet de décrire le diagramme de phase du système. Elle montre en particulier que les cristaux 2D possèdent un ordre à longue portée pour l’orientation des liaisons entre particules voisines, et que leur fusion peut se produire en deux étapes. Lorsqu’elles sont continues, ces deux transitions sont de type Kosterlitz-Thouless, c’est-à-dire qu’elles présentent des singularités à tous les ordres (ordre infini). La première transition marque la perte de l’ordre positionnel due à la perte de la liaison entre paire de défauts sous la forme de dislocations, laissant une phase avec seulement un ordre de liaison à quasi longue portée. La théorie KTHNY prédit également que l’exposant de décroissance h, caractérisant la décroissance avec la distance de l’ordre de position à longue portée dans le cristal, augmente continuellement avec la température, mais ne peut être supérieur à 1/3.

La théorie KTHNY n’est pas censée s’appliquer en dehors de l’équilibre thermique, bien que certains articles récents le prétendent dans le contexte des particules « actives », c’est-à-dire d’un système composé de particules se déplaçant sur un axe physique intrinsèque, et qui ne peuvent donc pas se désordonner instantanément.

Dans un article récent publié dans Physical Review Letters [1] et repris par Physics Magazine, Hugues Chaté et ses collègues de Suzhou, en Chine, montre que les cristaux 2D de particules actives peuvent en fait subir des déformations extrêmement importantes avant d’atteindre l’état de fusion, avec un exposant h pouvant prendre des valeurs pratiquement illimitées. Ces grandes déformations sont rendues possibles par la persistance de l’axe intrinsèque de déplacement des particules actives. De façon similaire, un cristal de particules passives (i.e. sans axe privilégié de déplacement), mais soumis à des fluctuations « persistantes » (non browniennes) devient également extrêmement déformable, tout en restant dépourvu de défauts libres.

A gauche : à l’équilibre, un système bidimensionnel de particules se stabilise dans une structure ordonnée avec un ordre à longue distance qui ressemble à un réseau cristallin. Au centre : les systèmes 2d actifs se stabilisent dans une phase ordonnée de type solide, mais avec des fluctuations extrêmement importantes autour du réseau cristallin parfait. Les simulations (à droite) montrent que l’amplitude de ces fluctuations peuvent être supérieures à plusieurs paramètres de maille (la couleur est fonction de l’orientation du déplacement et son intensité et fonction de son amplitude).

L’exemple étudié fourni une preuve que la théorie KTHNY ne peut être étendue à des situations hors équilibre, du moins au niveau quantitatif. Ces résultats peuvent trouver des applications dans les méta-matériaux mécaniques macroscopiques également constitués d’éléments actifs et à même de résister à de grandes déformations, sans affecter l’intégrité du matériau.


[1] Extreme spontaneous deformations of active crystals
Xia-qing Shi, Fu Cheng, and Hugues Chaté Phys. Rev. Lett. 131 (2023) 108301.

Voir aussi « Viewpoint APS Physics  » : « Active particles push the boundaries of two-dimensional solid » de Mathias Casiulis.

Contact CEA-IRAMIS : Hugues Chaté, SPEC/SPHYNX

Collaboration :

  • Université Paris-Saclay, SPEC/SPHYNX, UMR  3680 CEA-CNRS, CEA-Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette, France
  • Center for Soft Condensed Matter Physics and Interdisciplinary Research, Soochow University, Suzhou 215006, China
  • Computational Science Research Center, Beijing 100094, China.