Pierre Agostini est un physicien français pionnier de la physique ultrarapide à l’échelle de l’attoseconde (le milliardième de milliardième de seconde), actuellement Professeur émérite à l’Université d’état de l’Ohio. Le Prix Nobel de physique 2023 lui a été décerné le 3 octobre 2023, pour ses travaux effectués pendant sa carrière au CEA-Saclay. Il partage ce prix avec sa collègue, Anne L’Huillier, qui travaillait dans le même laboratoire du CEA, et Ferenc Krausz de l‘Institut Max-Planck d’optique quantique, à Munich.
Par ses études pionnières de l’ionisation atomique en champ laser intense, Pierre Agostini a forgé les outils de la métrologie attoseconde, qui allaient lui permettre de mesurer les flashs de lumière les plus brefs jamais produits, ouvrant la voie à leur utilisation pour sonder les mouvements électroniques dans la matière.
L’attoseconde (as = 10-18 s, ou le milliardième de milliardième de seconde) est l’échelle de temps naturelle des mouvements des électrons dans la matière. Dans le modèle de Niels Bohr de l’atome d’hydrogène, l’électron effectue sa rotation autour du noyau en seulement 150 attosecondes.
Au niveau microscopique, de nombreux processus se produisent à cette échelle de temps, depuis la première étape des réactions chimiques jusqu’aux courants électriques et processus photovoltaïques. Ces phénomènes électroniques ultrarapides sont restés longtemps inaccessibles aux études expérimentales par manque de flashs de lumière suffisamment brefs pour saisir chaque instant et enregistrer la séquence des événements.
Anne L’Huillier, en découvrant la génération d’harmoniques d’ordre élevé (GHOE) dans les années 80, a apporté cette source de rayonnement ultrabref, dont le spectre s’étend jusque dans l’extrême ultraviolet (XUV), qui allait révolutionner la physique ultrarapide. De son côté, Pierre Agostini a été pionnier des processus d’ionisation en champ fort qui allaient permettre, en 2001, de mesurer des durées d’impulsions aussi courtes ; ceci était un préalable nécessaire à leur utilisation pour sonder les mouvements électroniques dans la matière et ainsi ouvrir le domaine de la science attoseconde.
Pierre Agostini a soutenu sa thèse à l’Université d’Aix-Marseille en 1968. La même année, il rejoint le CEA-Saclay où il effectue une brillante carrière scientifique jusqu’à son départ en retraite en 2002, demeurant Conseiller scientifique jusqu’en 2004.
Dès 1968, Pierre Agostini étudie le processus d’ionisation multiphotonique de gaz atomiques induite par un laser infrarouge (IR) intense, processus juste découvert grâce à l’avènement des lasers impulsionnels. En 1979, il observe pour la première fois l’ionisation ‘au-dessus du seuil’, c’est-à-dire la possibilité pour un atome d’absorber plus de photons laser que nécessaire pour franchir le seuil d’ionisation. Cette première observation de transitions ‘continuum-continuum’ allait ouvrir tout un nouveau domaine de recherche. Suivront de nombreuses autres études pionnières qui établiront les bases requises pour la caractérisation temporelle des impulsions attosecondes.
En particulier, à partir de 1994, Pierre Agostini effectue une série d’études sur l’ionisation induite par des sources XUV en présence d’un champ laser intense. Il le fait en collaboration avec Harm Muller de l’institut FOM à Amsterdam et les équipes en charge de la plateforme laser du Laboratoire d’Optique Appliquée de l’ENSTA à Palaiseau. Il utilise notamment la nouvelle source ultra-brève fournie par la GHOE superposée temporellement à une fraction du laser fondamental. Les transitions ‘continuum-continuum’ induites par ce dernier conduisent à l’apparition de bandes latérales ou ‘sidebands’ dans le spectre des électrons émis, qui encodent la corrélation croisée des impulsions harmonique et laser à l’échelle femtoseconde. En effet, les bandes latérales n’existent que lorsque les deux faisceaux interagissent simulanément avec l’atome, et elles disparaissent dès qu’ils sont désynchronisés, c’est-à-dire pour cette expérience, en quelques dizaines de femtosecondes.
Pour atteindre l’échelle attoseconde, un contrôle bien plus fin de l’ionisation multi-couleur était nécessaire. En 1996, une équipe de théoriciens du Laboratoire de Chimie-Physique-Matière et Rayonnement (LCPMR) à Sorbonne Université, dirigée par Alfred Maquet, montre qu’à l’intérieur de la trace de corrélation croisée, l’intensité des bandes latérales est en principe modulée à l’échelle du cycle optique par le retard entre les deux faisceaux XUV et IR. Ces modulations sont dues aux interférences entre les différentes voies d’ionisation menant aux bandes latérales, et dépendent donc de la phase relative entre les harmoniques successives. Ils proposent alors la méthode, plus tard dénommée RABBIT (‘Reconstruction of attosecond beating by interference of two-photon transitions’), qui mesure l’amplitude et la phase relative des différentes fréquences harmoniques de la GHOE, et qui par transformée de Fourier donne accès au profil temporel des impulsions attosecondes. Cette interférométrie électronique nécessitait une grande stabilité du dispositif et une récurrence élevée, qui sera permise par le laser de pointe du LOA à 1 kHz. La technique RABBIT fut démontrée expérimentalement par Pierre Agostini et ses collaborateurs en 2001, avec la première caractérisation d’un train d’impulsions de 250 attosecondes.
Pierre Agostini poursuivra ensuite ces études à Saclay avec notamment la mesure en 2003 d’un train d’impulsions de 130 attosecondes et l’observation d’une dérive de fréquence de l’émission attoseconde, qui est aujourd’hui encore le facteur limitant le record de durée de ces impulsions, à 43 as. Après plusieurs postes de chercheur invité dans de grands laboratoires européens et américains, il devient en 2005 Professeur de physique à l’Université d’état de l’Ohio à Columbus (USA), où il poursuit ses recherches et est aujourd’hui Professeur émérite.
Au de là de l’aspect « record de durée d’impulsion », cette métrologie attoseconde eut un retentissement immédiat, car elle permettait l’optimisation de l’émission attoseconde, ouvrant la voie à toutes ses applications. Parmi celles-ci, le Comité Nobel souligne l’avance conceptuelle que constitue l’étude de l’effet photoélectrique en temps réel, processus théorisé par Albert Einstein en 1905 par l’absorption d’un quantum de lumière (le photon) et l’émission quasi-simultanée d’un électron.
La méthode RABBIT, ainsi que la technique reliée dénommée ‘streaking’, développée par Ferenc Krausz, co-lauréat du Prix Nobel de Physique 2023, permet également de mesurer les minuscules retards à l’émission de quelques dizaines d’attosecondes, fournissant des informations précieuses sur la cohésion de la matière à l’échelle microscopique. Ces études ont été initiées par Ferenc Krausz et Anne L’Huillier, avec les contributions ultérieures de Pierre Agostini.
Récompensé par plusieurs distinctions internationales, telles que le Joop Los Award de l’Institut FOM des Pays-Bas, et le William F. Meggers Award de l’Optical Society of America en 2007, Pierre Agostini a obtenu le Prix Nobel de Physique en octobre 2023.
Photo prise lors du Symposium SYMPA en hommage à Pierre Agostini et Alfred Maquet en 2013. De gauche à droite : Kenneth Schafer, Pierre Agostini, Alain Aspect, Maciek Lewenstein et Pascal Salières.
En 2013, la communauté scientifique rendait hommage à ses travaux, ainsi qu’à ceux du théoricien Alfred Maquet (LCPMR), lors du Symposium SYMPA en ouverture de la conférence internationale ATTO. Les 350 participants ont ainsi pu écouter nombre de présentations et hommages, parmi lesquels ceux des futurs Prix Nobel : Anne L’Huillier, Ferenc Krausz, Alain Aspect, suivis du discours de clôture de Claude Cohen-Tannoudji.
Article rédigé par Thierry Ruchon et Pascal Salières (CEA-IRAMIS/LIDYL).
Références :
- L’article initial des travaux de Anne L’Huillier sur la GHOE :
Multiple-harmonic conversion of 1064 nm radiation in rare gases
M Ferray, A L’Huillier, X F Li, L A Lompre, G Mainfray and C Manus
Journal of Physics B: Atomic, Molecular and Optical Physics, 21(3) (1988) L31-35
Observation of a train of attosecond pulses from high harmonic generation
P. M. Paul, E. S. Toma, P. Breger, G. Mullot, F. Augé, Ph. Balcou, H. G. Muller, and P. Agostini
Science, 292, (5522) (2001) 1689-1692.
- L’article sur la première observation d’une dérive de fréquence attoseconde de Pierre Agostini :
Attosecond synchronization of high-harmonic soft X-rays
Y. Mairesse, A. de Bohan, L. J. Frasinski, H. Merdji, L. C. Dinu, P. Monchicourt, P. Breger, M. Kovacev, R. Taïeb, B. Carré, H. G. Muller, P. Agostini and P. Salières, Science 302 (2003) 1540.