Détection de la résonance de spin d’un électron unique, par comptage de photons micro-ondes

Détection de la résonance de spin d’un électron unique, par comptage de photons micro-ondes

La caractérisation d’espèces paramagnétiques au sein d'un échantillon par Spectroscopie de Résonance Paramagnétique Électronique (RPE, ou en anglais Electron Spin Resonance- ESR) a de multiples applications en chimie, biologie, et même en archéologie et dosimétrie. Cette technique, vieille de 80 ans, consiste à mesurer l’absorption de rayonnement micro-onde par des spins électroniques à leur fréquence de résonance, grâce à un résonateur pour la détection.

L'équipe quantronique du SPEC et ses collaborateurs développent depuis 10 ans un programme de recherche visant à utiliser l’extrême sensibilité des circuits supraconducteurs en régime quantique (refroidis à 10 mK) pour effectuer la spectroscopie RPE d’un unique spin. À la suite d’améliorations successives de la sensibilité, cet objectif ultime vient d'être atteint, au moyen d'un compteur de photons micro-ondes basé sur un qubit supraconducteur de type transmon.

Le point faible de la spectroscopie RPE est sa sensibilité limitée, qui demande typiquement un milliard de spins au moins pour détecter un signal. Cela empêche d’appliquer la méthode à de petits échantillons, comme des micro-cristaux, des cellules individuelles, et a fortiori à des molécules individuelles. En outre, la fréquence de résonance des spins est en général très sensible à leur environnement électrostatique et magnétique, ce qui fait qu’elle diffère légèrement d’un spin à l’autre. La largeur spectrale d’une raie de résonance RPE est ainsi dominée par cet élargissement inhomogène et peut atteindre plusieurs GHz, limitant ainsi la résolution spectrale atteignable.

La manière ultime de surmonter l’élargissement inhomogène consiste à mesurer la réponse de spins individuels, mais cela demande d’inventer une méthode de RPE sensible à un spin unique, compatible avec tous les spins électroniques, et ayant accès à un volume de détection qui ne soit pas trop petit [1].

Le principe de l'expérience est le suivant (voir figure) : un circuit LC micro-onde supraconducteur est fabriqué sur un cristal contenant les spins à détecter. Le courant micro-onde passant dans le fil, qui joue le rôle de l’inductance, génère un champ magnétique qui se couple aux spins les plus proches. L’accord de fréquence sur la résonance d'un spin identifié est obtenu par l'application d’un champ magnétique B0 variable dans le plan de l’échantillon. Une impulsion micro-onde envoyée sur le résonateur excite ce spin, qui relaxe ensuite vers son état fondamental avec un taux de relaxation ΓR, en réémettant un photon micro-onde, qui est alors détecté avec une efficacité 0 < η < 1 par le compteur de photons micro-ondes [2]. Ce dernier n’est cependant pas parfait, et présente un taux de faux positifs α, sous la forme de « coups d’obscurité ».

Principe de la détection de spins uniques. Des ion Er3+ porteurs d'un spin (en rouge) sont implantés dans un cristal de CaWO4 (en bleu). Par application d’un champ magnétique B0 le spin est accordée à résonance à 7.334 GHz avec le mode d’un résonateur LC (orange) directement fabriqué sur le cristal. Le spin excité par une impulsion relaxe avec un taux ΓR en émettant un photon micro-onde, détecté par un compteur de photons micro-onde basé sur un qubit de type transmon.

Dans une première expérience en 2021 [3], il a été montré que la méthode permettait de détecter un signal issu de ∼104 spins. Pour atteindre la sensibilité nécessaire à la détection d'un seul spin, il faut atteindre un rapport signal sur bruit, tel que le nombre de coups issus du spin à détecter soit au moins du même ordre que le nombre de coups d’obscurité. Une façon d'atteindre cette sensibilité ultime est d'augmenter autant que possible ΓR en optimisant la géométrie du résonateur pour augmenter l’effet Purcell (voir note*) [3,4]. Le système retenu est constitué d'ions erbium Er3+, sélectionnés pour leur fort moment magnétique, et implantés dans un cristal de CaWO4. Enfin, une nouvelle génération de compteur de photons à très bas bruit a été développé, permettant d'atteindre α ∼ 100 s-1, et donc le régime de spin unique ηΓR ≈ α.

Pour mesurer le spectre de cet échantillon, le nombre moyen <C> de coups détectés durant les 2 millisecondes qui suivent une impulsion d’excitation est enregistré en fonction du champ magnétique B0 (voir Fig.1b). Un pic large centré à 419.5 mT est observé et qui correspond à la résonance magnétique d’un ensemble d’ions Er3+ :CaWO4 [5], mais aussi une série de pics très étroits qui correspondent chacun à l’émission d’un ion individuel.

(b) Spectroscopie RPE : le nombre de coups moyens détectés ⟨C⟩ par le compteur à la suite de l’impulsion d’excitation est tracé en bleu en fonction du champ B0 : le large pic à 419.5 mT est la résonance RPE de l’ensemble des ions Er3+ (le profil en rouge est un ajustement par une gaussienne). Les pics étroits proviennent d’ions Er3+ individuels dans des environnements différents. En médaillon, est montrée l’émission pour l’un de ces spins, qui présente un taux de relaxation ΓR ∼ 650 s-1.

L'observation des oscillations de Rabi des spins excités et la mesure de leur amplitude donne une mesure de l’efficacité de détection η = 0.12. La preuve qu'un spin individuel est bien détecté, est obtenue par la mesure de la fonction de corrélation g(2)(k) : comme attendu g(2)(k) ∼ 1 lorsque k ≠ 0, et g(2)(0) = 0.2 ± 0.1. Ceci indique qu’il est très peu probable d’obtenir simultanément 2 photons au cours de la même séquence d'excitation microonde, et que les photons détectés proviennent bien d’un unique spin de Er3+ :CaWO4.

Fonction d’autocorrélation g(2)(k) corrigée du bruit d’obscurité, k étant le nombre de séquences d’excitation entre deux mesures. La mesure g(2)(k) = 0.2 ± 0.1 prouve que l’émission mesurée au cours d'une seule séquence provient bien d’un spin unique.

Ce résultat montre qu'il est aujourd'hui possible de détecter le signal de résonance magnétique de spins électroniques individuels grâce aux circuits supraconducteurs quantiques. La méthode développée est directement applicable à un grand nombre de systèmes, offre un grand volume de détection (10 μm3), et nous rapproche donc de l'objectif d’effectuer la spectroscopie de résonance magnétique sur spin unique de manière opérationnelle. Les recherches se poursuivent en explorant les applications de la méthode au calcul quantique avec plusieurs qubits de spin robustes, ainsi qu’en spectroscopie RPE dans la perspective de mesurer des molécules individuelles.


* L'effet Purcell est un effet de couplage entre un émetteur (système à deux niveaux) et les modes de la cavité auquel il est couplé. Lorsque la fréquence de l’émetteur est en résonance avec la cavité, son émission spontanée est exaltée, et le taux d’émission radiative ΓR est donc considérablement augmenté, comparé au même émetteur placé dans l'espace libre hors cavité (dans l'expérience réalisée, le « facteur Purcell » atteint 1015 !).

Références :

[1] “Single electron-spin-resonance detection by microwave photon counting”,
Z. Wang, L. Balembois, M. Rančić, E. Billaud, M. Le Dantec, A. Ferrier, P. Goldner, S. Bertaina, T. Chanelière, D. Estève, D. Vion, P. Bertet, E. Flurin, arxiv:2301.02653 (2023)Nature 619, (2023) 276–281.

[2] “Irreversible Qubit-Photon Coupling for the Detection of Itinerant Microwave Photons”,
R. Lescanne, S. Deléglise, E. Albertinale, U. Réglade, T. Capelle, E. Ivanov, T. Jacqmin, Z. Leghtas, and E. Flurin, Physical Review X 10, 021038 (2020)

[3] “Detecting spins by their fluorescence with a microwave photon counter”,
E. Albertinale, L. Balembois, E. Billaud, V. Ranjan, D. Flanigan, T. Schenkel, D. Estève, D. Vion, P. Bertet, E. Flurin, Nature 600, 434 (2021)

[4] “Controlling spin relaxation with a cavity”,
A. Bienfait, J. J. Pla, Y. Kubo, X. Zhou, M. Stern, C. C. Lo, C. D. Weis, T. Schenkel, D. Vion, D. Esteve, J. J. L. Morton, P. Bertet, Nature 531, 74 (2016)

[5] “Twenty-three–millisecond electron spin coherence of erbium ions in a natural-abundance crystal”,
M. Le Dantec, M. Rančić, S. Lin, E. Billaud, V. Ranjan, D. Flanigan, S. Bertaina, T. Chanelière, P. Goldner, A. Erb, R. B. Liu, D. Estève, D. Vion, E. Flurin, P. Bertet,, Science Advances, 7 (2021) eabj9786, arXiv:2106.14974.

Faits marquants antérieurs :

Contact CEA : Patrice Bertet (SPEC/Quantronique)

Collaboration :