Le fer, allié de la pierre dès la conception des cathédrales gothiques

Le fer, allié de la pierre dès la conception des cathédrales gothiques

En datant par carbone 14 les pièces métalliques retrouvées dans les cathédrales gothiques, une équipe interdisciplinaire vient de démontrer, pour la première fois par une datation absolue, que le fer était introduit en renfort de la pierre dès l'étape de construction. Cette étude, fruit d'une collaboration entre le Laboratoire archéomatériaux et prévision de l'altération [1] (CNRS/CEA), le Laboratoire de mesure du carbone 14 (CNRS/CEA/IRD/IRSN/Ministère de la Culture et de la Communication) et l'équipe Histoire des pouvoirs, savoirs et sociétés de l'Université Paris 8, éclaire d'un jour nouveau la maîtrise technique et les intentions des bâtisseurs de cathédrales. Elle est publiée dans le numéro de janvier 2015 de la revue Journal of Archaeological Science. Cette méthode innovante pourrait renouveler la compréhension des bâtiments médiévaux, en Europe, comme la Sainte-Chapelle mais également en Asie, tels les temples d'Angkor.

L'architecture gothique, qui a fleuri à partir du milieu du XIIe siècle autour de Paris, intègre des quantités importantes de renforts en fer ou en acier [2], mis en évidence par les recherches historiques et archéologiques. Mais les cathédrales sont des bâtiments vivants, qui ont vu se succéder au fil des siècles des chantiers à des fins de modification, de réparation et de conservation. Aussi, si certains indices architecturaux et technologiques ont pu laisser penser que le métal faisait partie de la conception initiale, la date de son intégration faisait toujours débat. Jusqu'à ce qu'une équipe interdisciplinaire de chercheurs français réussisse, pour la première fois, à dater de manière fiable par le radiocarbone [3] le fer des cathédrales. En croisant leurs compétences (en archéologie, histoire, sciences des matériaux, chimie…), ils viennent d'apporter la preuve que les renforts métalliques ont été pensés dès l'origine comme un complément à la pierre.

Les chercheurs sont parvenus à ce résultat en mesurant la quantité de carbone 14 [3], présent à l'état de trace dans le métal. En effet, en Europe, jusqu'au Moyen Age, le minerai est réduit en métal dans des fourneaux utilisant du charbon de bois, dont une partie du carbone diffuse et se retrouve piégée dans le métal (sous forme de lamelles de carbures de fer). Ainsi, on peut extraire ce carbone du métal, dater l'arbre qui a servi à obtenir le charbon, et estimer l'âge du métal. La méthode paraît simple, mais elle n'avait encore jamais été mise en œuvre de manière fiable, car les métaux ferreux archéologiques sont des matériaux très complexes, contenant du carbone de plusieurs sources. Il a été nécessaire de mettre au point avec le Laboratoire de mesure du carbone 14 une approche d'extraction du carbone qui soit adaptée au matériau. Ce qui a également fait le succès de cette étude, c'est l'expertise des métallographes du Laboratoire archéomatériaux et prévision de l'altération, qui, en collaboration avec des collègues archéologues et historiens du CNRS, étudient depuis une dizaine d'années la structure, les procédés de fabrication et l'utilisation des métaux dans les cathédrales gothiques.

En croisant la datation au carbone 14 avec des indices archéologiques, l'équipe de chercheurs a abouti à une chronologie fine (à quelques années près) de l'intégration des éléments métalliques dans les cathédrales de Beauvais et de Bourges. Ainsi, ces travaux montrent, pour la première fois de manière absolue [4], que des éléments métalliques ont été utilisés en cours de construction, comme à Bourges, ou même pensés dès la conception des édifices, comme à Beauvais.

Tirants en acier entre les arcs-boutants de la cathédrale de Beauvais. © P. Dillmann (IRAMIS/NIMBE) – Photothèque CNRS

A Beauvais, plusieurs des tirants métalliques qui soutiennent les arcs-boutants portent des graffitis du XVIIIe siècle, ce qui laissait penser que le métal pouvait être un ajout tardif. Mais certaines pièces se sont avérées dater du début de la construction, vers 1225-1240, suggérant que pour réussir à édifier le plus haut chœur gothique au monde (46,3 mètres), le fer a été pensé comme un allié de la pierre dès sa conception. Dans le chœur de la cathédrale de Bourges, plus ancien (1195-1214), un chaînage métallique entourant le chœur s'est révélé contemporain de la construction. Cependant, il contourne un groupe de colonnes alors qu'il passe sous certaines autres, ce qui montre qu'il n'a sans doute pas été pensé dès l'origine mais intégré en cours de chantier. Cette analyse confirme que les chantiers de cathédrales étaient de véritables laboratoires où les bâtisseurs, issus de plusieurs corps de métiers, testaient des techniques de construction pour réussir ces défis architecturaux.

Cette approche de datation absolue ouvre la voie à un renouvellement des connaissances autour des chantiers de construction médiévaux. L'équipe de chercheurs va prochainement réaliser des prélèvements sur la Sainte-Chapelle et s'intéresse aussi à la datation des temples et au commerce du fer dans l'Empire khmer.

Analyse métallographique (sous microscope) d’un acier archéologique riche en carbures. La zone gris foncé sur le pourtour correspond à de la rouille, le blanc à des carbures. Ils recouvrent une zone où fer et carbures sont mélangés (d’où l’effet irisé). © S. Bauvais (Photothèque CNRS)

Notes :

[1] Le Laboratoire Archéomatériaux et Prévision de l'Altération (LAPA) héberge, sur le Centre CEA du campus de Saclay, des chercheurs de l'Institut de Recherche sur les ArchéoMATériaux (IRAMAT, CNRS/Université de technologie Belfort-Montbéliard / Université Bordeaux Montaigne / Centre Ernest Babelon, Université d'Orléans), de l'UMR CEA-CNRS NIMBE (Service Nanosciences et Innovation pour les Matériaux, la Biomédecine et l'Energie).

[2] Comme les agrafes (pièces scellées entre deux pierres de taille pour les assembler), les chaînages (armatures métalliques rigidifiant les murs) et les tirants (barres métalliques destinées à lutter contre l'écartement des structures).

[3] Le carbone 14 (ou radiocarbone) est l'une des trois formes (isotopes) du carbone. Présent chez les êtres vivants à une concentration constante au cours de leur vie, il n'est plus renouvelé à partir de leur mort, et sa concentration décroît alors par désintégration radioactive. Cela permet de dater des restes d'organismes vivants (ossements, bois…).

[4] Par opposition à la chronologie relative, qui permet de situer des événements les uns par rapport aux autres, la datation absolue leur attribue une date chiffrée.


Références :

– Consolidation or initial design? Radiocarbon dating of ancient iron alloys sheds light on the reinforcements of French gothic cathedrals,
S. Leroy, M. L'Héritier, E. Delqué-Kolic, J.P. Dumoulin, C. Moreau, P.Dillmann, Journal of Archaeological Science 53 (2015) 190.

Communiqué de presse CEA-CNRS sur le site du CNRS.

Contact CEA-CNRS : Philippe Dillmann. (IRAMIS/NIMBELAPA (Laboratoire archéomatériaux et prévision de l'altération).