Commutation électronique de la polarisation dans des oxydes ferroélectriques

Commutation électronique de la polarisation dans des oxydes ferroélectriques

Collaboration SPEC – Synchrotron SOLEIL – Elettra Sincrotrone Trieste

Le contrôle de la polarisation est au c½ur de la recherche sur les ferroélectriques pour l’électronique à basse consommation d’énergie. Un matériau ferroélectrique s’ordonne naturellement en domaines microscopiques avec des directions différentes de polarisation afin de minimiser son énergie libre. Nous montrons pour la première fois que des électrons lents peuvent faire basculer la polarisation des domaines de façon réversible [1]. L’utilisation de charges pour manipuler la polarisation ferroélectrique ajoute une dimension nouvelle à la fonctionnalité des oxydes.

Un matériau ferroélectrique a une polarisation électrique spontanée qui peut être inversée par l’application d’un champ électrique externe supérieur au champ coercitif. A l’échelle atomique, le déplacement relatif des anions et cations polarise chaque maille élémentaire de la même façon (voir Fig. 1). Pour minimiser son énergie libre un ferroélectrique s’ordonne en domaines, comme les matériaux magnétiques. Dans chaque domaine la polarisation ferroélectrique est uniforme.

Les mémoires à base de matériaux ferroélectriques (comme les FeRAMs et les mémoires résistives ferroélectriques), typiquement avec une structure pérovskite, ABO3, représentent une alternative à l’électronique CMOS. Par rapport aux mémoires magnétiques, la densité de stockage est plus élevée grâce aux parois de domaines plus étroites. Les temps d’écriture-lecture sont très compétitifs et leur basse consommation d’énergie les rend très attractifs dans une perspective d’intégration à très grande échelle. Différentes fonctionnalités peuvent se combiner, par exemple le magnétisme et la ferroélectricité dans un matériau ou structure magnétoélectrique [2]. Enfin, des sollicitations autres qu’un champ électrique ont été utilisées pour faire basculer la polarisation, par exemple les conditions redox [3].
Figure 1 – Distorsions atomiques dans la phase ferroélectrique du BaTiO3 à température ambiante.
Ici nous ajoutons l’injection de charge à la palette des mécanismes permettant de faire basculer la polarisation dans un ferroélectrique. Dans la théorie originale de Merz, l’application d’un champ électrique donne lieu à un courant électrique transitoire à cause du déplacement des charges de polarisation [4]. On s’attendrait donc à ce que dans certaines conditions l’injection de charge permette également de basculer la polarisation mais ceci n’a jamais été observé de façon réversible. L’injection d’électrons à très haute énergie crée un champ interne qui fait basculer la polarisation mais elle n’est pas réversible et l’irradiation crée des défauts qui épinglent les parois de domaines. L’utilisation du couplage entre la charge et la polarisation permettrait d’envisager aussi d’autres dispositifs que les mémoires, tels que des capteurs optoélectroniques.

Pour éviter les dommages d’irradiation nous utilisons un faisceau d’électrons à basse énergie cinétique (KE) pour simultanément manipuler et imager les domaines dans un microscope à électrons à basse énergie (LEEM), tel qu’illustré sur la figure 2a. L’échantillon étudié est un film mince de BaTiO3. A température ambiante, le BaTiO3 est ferroélectrique avec une structure tétragonale. Les parois de domaines à 90° peuvent se former entre domaines successifs polarisés en zig-zag dans le même plan (voir Fig. 2b). Un tel ordonnancement des domaines donne lieu à une polarisation macroscopique P. Les parois délimitent également des domaines ferroélastiques qui minimisent l’énergie élastique du système. Un LEEM est particulièrement bien adapté à l’imagerie de ces surfaces ferroélectriques [5]. Les électrons sont utilisés pour simultanément imager et faire basculer la polarisation. A 1 eV, les électrons sont réfléchis sans traverser la surface, on parle de microscopie électronique à miroir (MEM). A 5 eV ils pénètrent environ 10 nm dans le BaTiO3, provoquent le basculement de la polarisation avant d’être retro-diffusés (LEEM).

Figure 2 – (a) Un microscope à électrons à basse énergie. Les électrons sont dirigés sur la surface de l’échantillon et imagés grâce au système de lentilles. (b) Schéma d’une surface avec des parois à 90° dans le BaTiO3(001). La polarisation en zig-zag dans le plan crée une polarisation macroscopique et aussi des dipôles aux parois

Le basculement a été enregistré en temps réel. La Fig. 3a montre un cliché de l’enregistrement 1,3 s après avoir augmenté la KE de 1 à 5 eV. Neuf parois sont visible (lignes horizontales). La polarisation bascule en avançant en zig-zag autour de la direction [010], se propageant sous la forme d’aiguilles larges jusqu’à atteindre la paroi suivante. La propagation vers l’avant s’arrête et les aiguilles s’étendent latéralement pour couvrir le domaine entier. Ensuite elles avancent de nouveau sous la forme d’aiguille mais dans une direction à 90° par rapport à celle dans le domaine précédent.

Figure 3 – (a) La surface 1,3 s après avoir augmenté la KE à 5 eV. (b) Schéma du processus de basculement. En MEM (à gauche), les électrons sont réfléchis sans pénétrer la surface tandis qu’à KE plus élevée (LEEM) ils déstabilisent l’écrantage des dipôles aux parois de domaine permettant le basculement de la polarisation le long de la direction [010] La polarisation macroscopique initiale est indiquée par la flèche rouge épaisse horizontale tandis que la polarisation après basculement est représentée par la flèche bleue.

Quand la KE repasse à 1 eV les électrons ne pénètrent plus et la polarisation commence à s’inverser immédiatement pour retourner à l’état avant injection de charge. Le processus est parfaitement reproductible. En augmentant l’énergie des électrons de 5 à 8 eV, on réduit le temps de commutation de trois ordres de grandeur, mais la cinétique suit exactement les mêmes étapes: nucléation, propagation et coalescence.

Nous faisons l’hypothèse que l’injection de charge négative déstabilise les charges de polarisation. Les domaines sous faisceau d’électrons basculent alors vers une polarisation inversée autour de la direction [010] (la flèche bleue dans la figure 3b). Cet état de polarisation est un équilibre avec la polarisation macroscopique du reste de l’échantillon qui n’est pas irradié par le faisceau d’électrons.

Comme le montre la figure 4, pendant le basculement les parois des aiguilles sont toujours dans une configuration de tête-à-tête dans la direction polaire. Le front de basculement est donc composé de charges positives. Les électrons pénètrent d’autant plus facilement la surface et en conséquence, la réflectivité est réduite. Le front apparaît plus sombre. Le contraste entre régions basculée et non-basculée est dû à une déflection différente des électrons à cause du champ électrique latéral associé à la polarisation macroscopique. Après basculement de la polarisation le champ électrique dans le plan est inversé, déviant les électrons et rendant la région basculée plus sombre.

En conclusion, avec un microscope à électrons à basse énergie nous pouvons simultanément basculer et imager la polarisation de domaines ferroélectriques. L’injection de charge permet une commutation de la polarisation ferroélectrique tout en conservant l’ordonnancement des domaines ferroélastiques. La densité de courant nécessaire pour basculer la polarisation est 0.26mA/cm2. En vue d’applications pour des mémoires ou des micro-capteurs, cela équivaut à 1 pA pour un domaine de 10 micron et une largeur de 3 micron (comme ici).

Figure 4 – Instantané de la surface pendant le basculement de la polarisation initiale (en rouge) vers la polarisation opposée (en orange) par des électrons à 5 eV.

Références:

Collaboration:

Contact CEA-IRAMIS SPEC : Nick Barrett (LENSIS)