La construction d’un ordinateur quantique, capable de résoudre certains problèmes difficiles hors de portée des ordinateurs habituels, est l’un des sujets les plus actifs de la recherche mondiale. Dans les ordinateurs quantiques, l’information est portée par des briques élémentaires, les bits quantiques (ou qubits). La puissance des algorithmes quantiques trouve son origine dans le fait qu’un registre de N bits quantiques peut se trouver dans n’importe quelle superposition quantique de ses 2N états de base |0_1 0_2…0_N⟩, |0_1 0_2…1_N⟩, …|1_1 1_2..1_N⟩. Mais pour bénéficier de cette puissance, il faut impérativement préserver la cohérence quantique entre tous ces états. Or, cette cohérence une fois créée, disparaît en un temps caractéristique appelé T2 (le temps de cohérence), à cause du couplage des bits quantiques au monde extérieur.
Parmi les systèmes les plus étudiés pour construire un ordinateur quantique, figurent les circuits supraconducteurs à base de jonctions Josephson (les qubits supraconducteurs), dont le CEA a été pionnier, et qui sont utilisés notamment par Google et IBM dans leur prototype d’ordinateur quantique. Ces circuits ont malheureusement un temps de cohérence relativement court, de l’ordre d’une centaine de microsecondes. Pour remédier à ce problème, notre groupe a proposé d’interfacer les qubits supraconducteurs avec une mémoire quantique, capable de stocker l’état quantique des qubits pendant un temps beaucoup plus long que leur temps de cohérence. Un excellent système pour réaliser la mémoire quantique sont les ensembles de spins électroniques dans les solides, car ils ont des fréquences proches des circuits supraconducteurs (dans les 5-10GHz) et peuvent avoir un très long temps de cohérence (voir fig.1a). Reste à apporter la démonstration expérimentale de cette idée !
(b) Les spins sont des donneurs dans le silicium (atomes de bismuth), implantés sous la surface d’un cristal de silicium enrichi en l’isotope 28Si. Le résonateur est un circuit LC supraconducteur déposé sur le substrat : la capacité C est le peigne métallique en gris, et l’inductance L est le fil de 5μm de large en rouge.
(c) Les donneurs de bismuth dans le silicium ont des fréquences de transition de l’ordre de 7.3GHz, (lignes vertes). L’une des transitions est stationnaire en champ magnétique B0 autour de 27mT. A ce champ, le temps de cohérence T2 est maximum et atteint 0.3s, comme on peut le voir sur la courbe montrant la dépendance de l’amplitude d’un écho de spin Ae en fonction du délai 2τ entre les impulsions.
(d) Vingt impulsions micro-ondes contenant chacune 24 photons en moyenne sont absorbées par la mémoire, et réémises 0.1s après, en ordre inverse, par application d’une impulsion dite de « refocalisation ». L’amplitude est réduite d’un facteur ∼0.03 comparé à l’amplitude incidente.
Deux articles viennent d'être publiés par l'équipe quantronique du SPEC, qui représentent une avancée importante dans cette direction. Le dispositif étudié est représenté sur la figure 1b. Il s’agit d’un ensemble d’atomes de Bismuth implantés dans un substrat de silicium. Comme les atomes de bismuth ont 5 électrons de valence, ils peuvent former 4 liaisons covalentes pour s’insérer dans la maille cristalline du silicium, ce qui laisse un électron non-apparié. A basse température (10 mK dans nos expériences), cet électron est piégé sur l’atome de bismuth ionisé, et le spin de cet électron peut servir pour stocker les photons micro-ondes émis par les qubits supraconducteurs. Dans nos expériences, nous fabriquons un résonateur micro-ondes supraconducteur juste au-dessus du substrat, qui se couple inductivement au spin des donneurs de bismuth dans le silicium et sert d’antenne entre les champs micro-ondes se propageant dans la ligne de transmission d’une part, et les spins d’autre part. Un champ magnétique statique B0 est par ailleurs appliqué aux spins, pour ajuster leur fréquence par effet Zeeman.
Dans un premier article [1], il est montré que le temps de cohérence des donneurs de bismuth dans le silicium peut être suffisamment long pour envisager une application de mémoire quantique micro-onde. Comme les spins sont sensibles au champ magnétique, il est important d’utiliser un cristal qui contienne très peu d’impuretés magnétiques. Pour cette raison, nous utilisons des substrats de silicium enrichis en l’isotope 28Si, qui n’a pas de spin nucléaire. Pour atteindre les plus longs temps de cohérence possible, nous utilisons une autre propriété intéressante des donneurs de bismuth dans le silicium. L’atome de bismuth a un spin nucléaire I = 9/2, qui se couple au spin électronique S = 1/2 pour former un système électronucléaire hybride avec 20 niveaux d’énergie dont la structure est riche et complexe. L’une de ces transitions a une fréquence ω dont la dérivée par rapport au champ magnétique dω/dB0 s’annule lorsque B0 = 27 mT (voir figure 1c). Le résultat important de cet article est qu’à cette « transition d’horloge » , nous mesurons un temps de cohérence T2 atteignant 0.3 s (voir figure 1c). Il s’agit du plus long temps de cohérence pour des spins électroniques implantés et couplés à une nanostructure. Comme attendu, T2 décroît lorsque l’on s’éloigne de 27 mT, ce qui démontre que c’est grâce à la transition d’horloge que ce temps de cohérence record est mesuré.
Dans une deuxième publication [2], le long temps de cohérence des donneurs de bismuth dans le silicium à la transition d’horloge est utilisé pour montrer la possibilité du stockage d’impulsions micro-ondes en régime quantique pendant 0.1 seconde. Le résultat clé de cet article est montré à la figure 1d. Vingt impulsions de faible amplitude (contenant chacune 24 photons micro-ondes en moyenne) sont absorbées par la mémoire de spin. Une impulsion π déclenche la ré-émission des impulsions, en ordre inverse, dans le guide d’onde de détection, 100 millisecondes après l’arrivée de la première impulsion. Si la phase est bel et bien préservée, l’amplitude est réduite d’un facteur ∼0.03, ce qui indique une efficacité finie de la mémoire, de l’ordre de 0.032=10-3 en énergie. Néanmoins, le temps de stockage démontré représente une amélioration de 3 ordres de grandeur comparé aux meilleures expériences de mémoire quantique micro-ondes. Les expériences futures viseront à améliorer l’efficacité de cette mémoire.
Références :
[1] Spatially resolved decoherence of donor spins in silicon strained by a metallic electrode
V. Ranjan, B. Albanese, E. Albertinale, E. Billaud, D. Flanigan, J. J. Pla, T. Schenkel, D. Vion, D. Esteve, E. Flurin, J. J. L. Morton, Y. M. Niquet, and P. Bertet, Phys. Rev. X 11 (2021) 031036 – arXiv:2101.0439.
[2] Multimode storage of quantum microwave fields in electron spins over 100 ms
V. Ranjan, J. O’Sullivan, E. Albertinale, B. Albanese, T. Chanelière, T. Schenkel, D. Vion, D. Esteve, E. Flurin, J. J. L. Morton, and P. Bertet, Phys. Rev. Lett. 125 (2020) 210505.
Contact CEA : Patrice Bertet (SPEC/GQ).
Collaboration :
- Université Paris-Saclay, CEA, CNRS, SPEC, 91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France
- School of Electrical Engineering and Telecommunications, University of New South Wales, Anzac Parade, Sydney, New South Wales 2052, Australia
- Accelerator Technology and Applied Physics Division, Lawrence Berkeley National Laboratory, Berkeley, California 94720, USA
- London Centre for Nanotechnology, University College London, London WC1H 0AH, United Kingdom
- Université Grenoble Alpes, CEA, IRIG-MEM-LSIM, 38000 Grenoble, France
- Université Grenoble Alpes, CNRS, Grenoble INP, Institut Néel, 38000 Grenoble, France