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Univ. Paris-Saclay
11 décembre 2021
Temps de cohérence record pour un spin dans un cristal naturel : un bon qubit pour réaliser un réseau quantique
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Un enjeu central des technologies quantiques est de pouvoir transférer de manière cohérente un état quantique entre différents systèmes physiques. Ceci permettrait en particulier de construire un réseau de communication, constitué de "nœuds" où l’état quantique peut être manipulé et stocké pour une longue durée, connectés entre eux de manière cohérente par l’échange de photons optiques. Le développement de ces réseaux quantiques est un sujet de recherche actif, prometteur d'applications importantes pour le traitement de l'information.

Une collaboration de chercheurs autour du groupe quantronique du SPEC montre qu'il est possible d'obtenir des largeurs de raies et temps de cohérence records pour le spin électronique d'ions Er3+ inclus dans un cristal de scheelite (CaWO4). Ces cristaux ainsi dopés sont ainsi un très bon support pouvant permettre la réalisation de réseaux quantiques.

 

Le composant élémentaire d’un réseau quantique est un dispositif permettant la conversion cohérente d'un état quantique stocké à un nœud du réseau vers un vecteur de transmission de l'information, tel qu'un photon optique. Le système idéal serait une impureté atomique insérée dans un cristal, possédant à la fois un degré de liberté de spin dans son état fondamental et présentant un très long temps de cohérence, ainsi qu’une transition optique à une longueur d’onde où les fibres optiques ont le moins de pertes, c’est-à-dire dans la "fenêtre telecom", entre 1.3 et 1.6 µm. De nombreux systèmes sont étudiés dans ce but : centres colorés dans le diamant, boîtes quantiques d’InAs…, mais le système idéal n’a pas encore vraiment été identifié.

Dans ce contexte, les cristaux dopés avec des ions erbium trivalents Er3+ ont un statut particulier : en effet, leur état fondamental est un doublet qui se comporte comme un spin 1/2 effectif avec un moment magnétique élevé dû au couplage spin-orbite. C'est un avantage pour coupler un ion Er3+ à d’autres systèmes quantiques comme des spins nucléaires voisins, ou un processeur supraconducteur. En outre, ils possèdent une transition optique à 1.5 µm, longueur d'onde idéale pour la transmission par fibre optique (NB : les réseaux de télécommunication sont d’ailleurs basés sur des amplificateurs à erbium). Jusqu’à maintenant, les propriétés de ce spin électronique étaient cependant jugées décevantes : les mesures spectroscopiques réalisées montraient une largeur de raie inhomogène supérieure à 10 MHz, et un temps de cohérence inférieur à 50 µs, ce qui est insuffisant pour les applications envisagées comme élément de réseaux quantiques.

 

Figure 1. (a) Structure de la maille cristalline tétragonale de la scheelite.
(b) Schéma du résonateur supraconducteur déposé sur le cristal. La direction du champ magnétique appliqué B0 est dans le plan (ab).
(c) Description schématique du spectromètre. L’échantillon est refroidi à 10 mK, et sondé par des séquences d’impulsions micro-ondes de Hahn donnant lieu à l’émission d’un écho de spin.
(d) Description schématique des processus de décohérence de spin.
(e) La largeur de raie de l’erbium montre une forte dépendance en fonction l’orientation du champ B0 (angle φ).
(f) Mesure du temps de cohérence : l'ajustement de (cercles verts) la mesure (cercles bleus) de la décroissance de l’amplitude de l’écho Ae par simulation de la décohérence par diffusion spectrale des spins nucléaires de 183W, en fonction du délai 2τ entre impulsions microondes, conduit à la valeur T2 = 23 ms.
(g) Décroissance du temps de cohérence en fonction de la température.
 

Dans ce contexte, l'étude réalisée [1] vise à mieux comprendre les propriétés de spin de l’erbium, et à augmenter en particulier son temps de cohérence. Ces propriétés dépendent fortement du cristal dans lequel se trouve l’ion. La scheelite*, cristal de composition CaWO4 à structure tétragonale face centrée où les ions erbium s’insèrent en substitution du calcium, a été choisie. Ce choix résulte de la très faible densité de moment magnétique nucléaire du cristal. En effet, seul l’isotope 183W du tungstène, dont l'abondance dans le tungstène naturel est de 14%, possède un spin nucléaire ½. De plus, le rapport gyromagnétique de cet élément est faible. De ce fait, le "bruit magnétique" de la scheelite est plus faible que celui de la plupart des autres cristaux (du moins, pour des compositions en éléments selon leur abondance naturelle), ce qui est donc favorable pour l’augmentation des temps de cohérence.

Pour cette expérience, un cristal de scheelite non dopé est utilisé. Il contient une faible concentration résiduelle (1ppb) d’ions Er3+, qui a pu être mesurée par spectroscopie RPE impulsionnelle à 10 mK, au moyen du spectromètre à la limite quantique développé par le groupe quantronique du SPEC. Le cœur du dispositif est un résonateur micro-onde supraconducteur planaire déposé sur le cristal (voir figure), à une fréquence ω0/2π ~ 7 GHz. Un champ magnétique B0 ~ 70 mT est appliqué selon une direction parallèle à la surface de l’échantillon, dans le plan (a,b) du cristal, afin d’accorder la fréquence de transition de spin de l’erbium à la fréquence de détection ω0. Les spins sont détectés par la technique d’écho de spin (séquence de Hahn) : en réponse à une série de 2 impulsions micro-ondes séparées d’un temps τ, les spins réémettent une impulsion écho après le même délai τ, dont l'amplitude est une signature de la cohérence des spins.

Une première série de résultats concerne la largeur de la transition de spin de l’erbium. L’amplitude d’écho est représentée sur la figure en fonction du champ B0 pour plusieurs valeurs de l’angle φ entre la direction du champ B0 et l’axe a, autour de la résonance de spin de l’erbium. Un profil de raie approximativement lorentzien est observé, avec une largeur qui dépend fortement de φ. Cette dépendance, déjà observée, est la signature d’un élargissement dû aux champs électriques inhomogènes internes au cristal. La largeur minimale observée (1 MHz à φ0 = 31°) représente une amélioration d’un ordre de grandeur par rapport à l’état de l’art [1].

 

Le temps de cohérence de spin, a ensuite été évalué en mesurant l’amplitude de l’écho en fonction du délai τ entre la première impulsion et l’écho (voir figure). En ajustant les données selon la loi exp(-2τ/T2)x, on obtient les valeurs suivantes des paramètres : T2 = 23 ms  et x =2.4  [1]. La valeur de T2 mesurée est très proche de la valeur prédite par des calculs théoriques effectués par des théoriciens de l’Université Chinoise de Hong-Kong, prenant en compte uniquement l’impact du bain de spin nucléaire de tungstène, 183W sur la cohérence de spin de l’erbium (voir figure). Le temps de cohérence a ensuite été mesuré en fonction de la température de l’échantillon. On observe (voir figure) que T2 décroît rapidement lorsque la température augmente. Cette dépendance est causée par la présence d’impuretés paramagnétiques autres que l’erbium dans l’échantillon : aux températures les plus basses, ces impuretés sont majoritairement polarisées dans leur état fondamental, mais à plus haute température, ces impuretés changent d’état de façon aléatoire, apportant une contribution supplémentaire à la décohérence, s'ajoutant à celle du bruit de spin nucléaire.

 

Les temps de cohérence mesurés représentent une amélioration du temps de cohérence de 3 ordres de grandeur par rapport à l’état de l’art de l’erbium. En fait, il s’agit du plus long temps de cohérence jamais mesuré pour un spin électronique dans un cristal "naturel" (c’est-à-dire, non purifié isotopiquement). Il est ainsi montré que, contrairement aux idées reçues, le spin porté par l’erbium peut être spectralement étroit avec une longue durée de cohérence.

Les cristaux de scheelite dopés aux ions erbium forment ainsi un système très intéressant pour la réalisation de réseaux quantiques.

 


* Scheelite : minéral du système tétragonal de formule générique AXO4 (ici CaWO4), portant le nom du chimiste Carl Wilhelm Scheele.

Référence :

[1] "Twenty-three millisecond electron spin coherence of erbium ions in a natural-abundance crystal"
M. Le Dantec, M. Rančić, S. Lin, E. Billaud, V. Ranjan, D. Flanigan, S. Bertaina, T. Chanelière, P. Goldner, A. Erb, R.B. Liu, D. Estève, D. Vion, E. Flurin, P. Bertet, Sciences Advances 7(51) (2021) eabj9786 - arXiv:2106.14974

Contact CEA : Patrice Bertet (SPEC/GQ)

Collaboration :

  • Universitée Paris-Saclay, CEA, CNRS, SPEC, 91191 Gif-sur-Yvette Cedex, France
  • The Hong Kong Institute of Quantum Information Science and Technology, The Chinese University of Hong Kong, Shatin, New Territories, Hong Kong, China
  • National Physical Laboratory, Hampton Road, Teddington, Middlesex, TW11 0LW, UK
  • CNRS, Aix-Marseille Universitée, IM2NP (UMR 7334), Institut Matériaux Microélectronique et Nanosciences de Provence, Marseille, France
  • Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Grenoble INP, Institut Néel, 38000 Grenoble, France
  • Chimie ParisTech, PSL University, CNRS, Institut de Recherche de Chimie Paris, 75005 Paris, France
  • Walther Meissner Institut, Bayerische Akademie der Wissenschaften, Garching, Germany
 
#3408 - Màj : 16/12/2021

 

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