Mise en évidence de la phase liquide de spin dans Tb2Ti2O7

Mise en évidence de la phase liquide de spin dans Tb2Ti2O7

Un « liquide de spin » désigne une phase magnétique au sein d’un cristal, où les spins électroniques restent désordonnés à toute température, tout en présentant de fortes corrélations. L’étude de cette phase quantique suscite un intense effort de recherche depuis une dizaine d’années, essentiellement motivé par l’étude de l’intrication quantique à grande échelle : c’est en effet une des caractéristiques fondamentales de cette phase, dont l’état quantique se présente comme une superposition de multiples configurations dégénérées. Des études théoriques suggèrent qu’une telle phase pourrait être stabilisée dans des composés de structure pyrochlore de type A2B2O7, à base de terres rares, qui présente de la frustration géométrique. Ce type de composés fournit ainsi un terrain d’expérimentation idéal pour étudier l’ordre magnétique associé à une structure de jauge ainsi que la dynamique associée. Le composé Tb2Ti2O7, à base de Terbium, est un de ces candidats notables.

L’association d’expérimentateurs et théoriciens rassemblés pour cette étude montre que la phase « liquide de spin » est bien présente dans ce composé. Par diffusion inélastique des neutrons polarisés, associé à des simulations, il est de plus montré que la dynamique de spin à basse énergie dans Tb2Ti2O7 consiste en un ensemble d’excitations collectives qui rappellent la dynamique qui émerge de phases magnétiques ordonnées à longue portée.

Il est finalement montré en considérant les interactions dipolaires et quadrupolaires magnétiques, que Tb2Ti2O7 n’est pas situé au cœur de la phase liquide de spin mais dans ses confins, à proximité immédiate de phases ordonnées à longue portée classiques et qui entourent cette zone de stabilité.


La structure cristalline pyrochlore, formée de tétraèdres jointifs par leurs sommets chacun porteur d’un spin électronique, fournit une configuration originale et très intéressante pour étudier la nature de l’ordre magnétique en présence de frustration en physique du solide [1]. De nombreuses expériences ont permis de montrer que les moments magnétiques des terres rares qui se situent sur les sommets des tétraèdres, peuvent être représentés par des spins effectifs quantiques 1/2 qui interagissent entre eux via un couplage dipolaire ferromagnétique Jzz qui tend à les maintenir le long des axes <111> (Voir figure 1). L’état fondamental de la phase « glace de spin » qui en résulte ne présente pas d’ordre à longue portée. L’état présente cependant un ordre local, avec un nombre macroscopique de configurations dégénérées qui obéissent à un « principe d’organisation » selon la « règle de la glace », pour laquelle chaque tétraèdre doit posséder deux orientations de spins entrantes et deux sortantes [1] Cette dégénérescence conduit à une entropie résiduelle à température nulle, en étroite analogie avec l’entropie de Pauling observée dans la glace d’eau [2].

FIG. 1. Schéma de la cellule unitaire cubique du pyrochlore. La couleur des spins (rouge ou verte) est fonction de leur sens entrant ou sortant des tétraèdres selon les directions locales ⟨111⟩.

Les approches théoriques récentes montrent qu’un état quantique intriqué doit apparaître dans la variante quantique de la glace de spin. Les fluctuations quantiques permettent en effet de faire « résonner » entre elles les configurations classiques dégénérées, favorisant l’apparition d’un état intriqué constitué de la superposition quantique macroscopique de ces configurations dégénérées. Cette état de type « liquide de spin » est relativement robuste, et reste stable en présence de perturbations magnétiques.

Dans ce contexte, la physique du composé Tb2Ti2O7 est restée énigmatique, sans qu’un consensus clair n’émerge malgré de nombreuses études expérimentales. Dès 1999, peu après la découverte de la phase « spin ice » dans le Dy2Ti2O7 et Ho2Ti2O7, Tb2Ti2O7 a été plutôt décrit comme un « paramagnétique coopératif » [4], sans ordre magnétique jusqu’à de très basses températures (voir note *).

Dans la continuité des premiers travaux réalisés en 2013 par les chercheurs du LLB, de nouvelles mesures ont alors été réalisées, en collaboration avec le LPS (Orsay), l’ICMMO (Orsay), l’Institut Néel (Grenoble) et l’Université de Waterloo au Canada, sur ce composé par diffusion inélastique des neutrons polarisés [6-8]. Ces expériences ont été réalisées sur le spectromètre à 3 axes froid THALES, installé à l’ILL. Le cristal a été monté dans un réfrigérateur à dilution, capable de refroidir jusqu’à une température de base d’environ 80 mK. L’expérience consiste à différencier les processus qui inversent ou non l’orientation du spin du neutron incident. Il a été ainsi possible de séparer la réponse magnétique de la réponse nucléaire dans la diffusion du neutron, et de mesurer ainsi la dispersion des « quasiparticules » qui peuplent les états magnétiques excités du système.

Pour interpréter ces expériences, un modèle, paramétré par les termes de couplage de spin dipolaire Jzz et quadrupolaire J± a ensuite été élaboré. Par ces simulations numériques, l’évolution du spectre de ces quasiparticules a pu être reproduite de manière satisfaisante, ce qui a permis d’en déduire les meilleurs paramètres de couplage magnétiques Jzz et J± (figure 2). Ceci permet alors de placer Tb2Ti2O7 dans un diagramme de phase défini par les paramètres de couplage magnétique. On constate que cette position est située dans la phase liquide de spin du modèle, mais dans le voisinage immédiat de plusieurs phases ordonnées classiques, dont l’une est de nature quadrupolaire. Les quasiparticules mises en évidence par diffusion des neutrons sont clairement apparentées aux excitations prédites par le calcul dans les phases ordonnées quoique leur temps de vie soit toutefois beaucoup plus court.

FIG. 2. Courbes de dispersion des états excités de spin de basse énergie. Les points bleus et rouges correspondent respectivement aux données déduites des expériences. Les cartes des couleurs sous-jacentes montrent le résultat des calculs.

Ces mesures ont ainsi permis de montrer que l’état fondamental de Tb2Ti2O7 est bien un des rares exemples d’une phase de type « liquide de spin quantique ». De manière plus générale, l’approche suivie devrait fournir une base solide et utile pour comprendre d’autres composés pyrochlore à base de terbium Tb 3+, tels que Tb2Ir2O7, Tb2Sn2O7 et Tb2Ge2O7 et explorer ainsi de nouvelles situations originales pouvant présenter un état de « liquide de spins » ou de nouveaux type d’états quantiques magnétiques qui restent à explorer.


Note : Cette physique « classique » des glaces de spin se manifeste notamment dans Dy2Ti2O7 ou Ho2Ti2O7. Il est intéressant de noter que la règle de la glace peut être écrite comme une loi de conservation : la somme des quatre moments aux sommets de n’importe quel tétraèdre de la structure doit être nulle. Il s’agit de la version sur réseau d’une équation analogue à l’équation de Maxwell div(B)=0. Ce champ magnétique B « émergent » est donc le rotationnel (sur réseau) d’un champ de jauge B=Rot(A) . L’une des principales caractéristiques d’une telle phase est l’existence de corrélations spin-spin qui décroissent en loi de puissance, magnifiquement mises en évidence expérimentalement par la diffraction de neutrons polarisés, avec des caractéristiques distinctes, nettes et anisotropes dans l’espace réciproque, appelés « points de pincement » (ou « pinch-points ») [3].


Références :

[1] Magnetic pyrochlore oxides,
J. S. Gardner, M. J. P. Gingras, and J. E. Greedan, Rev. Mod. Phys. 82(53) (2010).

[2] A theory of water and ionic solution, with particular reference to hydrogen and hydroxyl ions,
John D Bernal, Ralph H Fowler, et al. J. chem. Phys, 1(8):515–548, 1933.

[3] Magnetic coulomb phase in the spin ice Ho2Ti2O7
Tom Fennell, PP Deen, AR Wildes, K Schmalzl, D Prabhakaran, AT Boothroyd, RJ Aldus, DF McMorrow, and ST Bramwell, Science, 326(5951) (2009) 415–417.

[4] Cooperative paramagnetism in the geometrically frustrated pyrochlore antiferromagnet Tb2Ti2O7,
J. S. Gardner, S. R. Dunsiger, B. D. Gaulin, M. J. P. Gingras, J. E. Greedan, R. F. Kiefl, M. D. Lumsden, W. A. MacFarlane, N. P. Raju, J. E. Sonier, I. Swainson, and Z. Tun, Phys.Rev. Lett. 82 (1999) 1012.

[5] Anisotropic propagating excitations and quadrupolar effects in Tb2Ti2O7,
Solène Guitteny, Julien Robert, Pierre Bonville, Jacques Ollivier, Claudia Decorse, Paul Steffens, Martin Boehm, Hannu Mutka, Isabelle Mirebeau, and Sylvain Petit, Physical Review Letters, 111(8) (2013) 087201.

[6] Magnetic interactions in the cooperative paramagnet Tb2Ti2O7
A. Roll, V. Balédent, J. Robert, J. Ollivier, C. Decorse, S. Guitteny, I. Mirebeau, and S. Petit, Physical Review Research, 64(22) (2023) 224416.

[7] Flavor modes and mixed dipolar-quadrupolar phases in the quantum spin ice Tb2Ti2O7,
Antoine Roll et al, in preparation (2025).

[8] Thèse d’Antoine Roll, Université Paris-Saclay (novembre 2024)

[8] Thèse de Florianne Vayer (ICMMO),


Voir le fait marquant LLB 2013 : « Un liquide de spin qui ne gèle pas à 0,07K : Tb2Ti2O7« 

Voir également : « Impact du désordre dans les aimants pyrochlore à base de Nd » (2024).

Impact of disorder in Nd-based pyrochlore magnets,
Mélanie Léger, Florianne Vayer, Monica Ciomaga Hatnean, Françoise Damay, Claudia Decorse, David Berardan, Björn Fåk, Jean-Marc Zanotti, Quentin Berrod, Jacques Ollivier, Jan P. Embs, Tom Fennell, Denis Sheptyakov, Sylvain Petit, and Elsa Lhotel, Phys. Rev. B 109 (2024) 224416


Contact CEA-IRAMIS : Antoine Roll et Sylvain Petit (LLB/NFMQ).

Collaboration :

  • Victor Balédent, Université Paris-Saclay, CNRS, Laboratoire de Physique des Solides, 91405, Orsay, France.
  • Julien Robert, Université Joseph Fourier, CNRS, Laboratoire Louis Néel, , Grenoble, France.
  • Claudia Decorse, Université Paris-Saclay, ICMMO, 91405, Orsay, France.
  • Michel Gingras, Department of Physics and Astronomy, University of Waterloo, Waterloo, Ontario.