Interaction lumière-matière proche du seuil critique de Schwinger

Interaction lumière-matière proche du seuil critique de Schwinger

Que se produit-il lorsque l’amplitude d’un champ lumineux approche du champ critique de Schwinger 1018 V/m, soit une énergie de 1029 W/cm2, qui est le seuil de génération dans le vide d’une paire d’électron-positron ?

Près de cette limite, l’électrodynamique Quantique (QED) – la théorie de l’interaction lumière-matière – prédit qu’un faisceau de lumière agit comme un milieu dense et opaque pour des particules chargées ou des photons qui le traversent. Mais en raison des champs extrêmes requis pour atteindre cette limite de Schwinger, la QED n’a jamais pu être testée dans ce régime extrême. Cette limite pourrait être atteinte en concentrant l’intensité d’impulsions lasers aujourd’hui disponibles sur plusieurs ordres de grandeur, à l’aide d’un composant optique remarquable appelé ‘miroir plasma’, simple morceau de verre où une pré-impulsion laser forme un plasma en surface.

Dans une étude récente parue dans Physical Review Letters, une équipe du CEA-LIDYL a alors cherché à comprendre comment une impulsion laser d’une telle intensité interagit avec la matière, à l’aide de simulations massivement parallèles de plasmas en QED. Ces simulations ont permis d’identifier des signatures clés de cette interaction, avec l’émission de photons γ de haute énergie et des paires électron-positron relativistes. Ces évènements pourraient être aisément détectables dans de futures expériences utilisant les lasers de puissance les plus élevées existants, et ces résultats permettent ainsi de définir la configuration et les caractéristiques des futurs détecteurs à mettre en place autour de ce type d’expériences.

Que se passe-t-il lorsque l’amplitude de la lumière atteint la limite critique de la rupture du vide (ou limite de Schwinger) ? Cette question de longue date est au cœur de grandes énigmes non résolues de notre univers, notamment les mécanismes à l’origine de certains des événements astrophysiques les plus violents, tels que les sursauts radio rapides récemment découverts émanant de magnétars. Bien que l’électrodynamique quantique (QED) –théorie unifiant la mécanique quantique et la relativité restreinte – fournisse une description extrêmement précise de l’interaction de la lumière avec la matière à de faibles amplitudes de champ, le comportement de la lumière au-delà de ce seuil critique reste largement inexploré.

Dans ces conditions, un faisceau lumineux intense est censé agir comme un milieu dense et optiquement épais pour les photons et les particules chargées qui le traversent. Ce régime, connu sous le nom de régime de champ fort de la QED (SF-QED), se manifeste lorsque les amplitudes de lumière dépassent le champ de Schwinger, ES∼1018 V/m, seuil auquel le vide quantique est censé subir un claquage optique. Cela a conduit à certaines des prédictions les plus emblématiques (mais encore non vérifiées) de la physique moderne, telles que la déviation d’un faisceau lumineux par un autre faisceau lumineux intense dans le vide – une violation des équations de Maxwell – ou encore la création de paires électron-positron à partir du vide quantique sous l’effet d’un champ lumineux intense. En raison des amplitudes de champ nécessaires, les prédictions de la QED dans le régime de champ fort n’ont jamais été testées jusqu’à présent en laboratoire.

Figure 1- Simulation numérique (WarpX) de la collision d’un laser dont l’intensité est concentrée par réflexion sur un miroir plasma (rouge/bleu) avec un faisceau d’électrons relativistes produit par un accélérateur plasma-laser (en gris) dans le régime inexploré de la SF-QED. La collision engendre des signatures intenses de SF-QED : des photons γ de haute énergie (traits) et des paires électron-positron relativistes (points).

En allant plus loin, lorsque le champ lumineux dépasse le champ de Schwinger de plus de trois ordres de grandeur dans le référentiel propre des particules chargées, l’approche standard de la QED, qui repose sur des calculs perturbatifs et des diagrammes de Feynman échoue, conduisant à un régime « entièrement non perturbatif » de la QED (NP-QED). Cette zone, sans aucune approche théorique acceptée à ce jour, constitue une frontière extrêmement active de la physique moderne.

Pour la première fois en plusieurs décennies, des développements expérimentaux de pointe récents offrent enfin des perspectives nouvelles et opportunes pour tester la QED dans ces régimes inexplorés. Ces développements incluent les miroirs plasmas d’une part et les accélérateurs laser-plasma d’autre part.

En ce qui concerne les miroirs plasmas, les équipes du LIDYL ont récemment montré que le miroir plasma offre la possibilité de « concentrer » considérablement l’intensité des lasers actuels de plusieurs ordres de grandeur. Pour une puissance instantanée de 20 TW, nous avons l’intensification apportée par le miroir-plasma atteint déjà un facteur 10. Au-delà du PW, les simulations premiers principes réalisées sur supercalculateurs conduisent à une intensification pouvant dépasser trois ordres de grandeur. Ceci ouvre des perspectives très prometteuses dans l’étude de la SF-QED à l’aide des plateformes laser multi-PW Européennes (APOLLON, ELI) qui entrent en service à pleine puissance.

Les accélérateurs laser-plasma d’autre part atteignent désormais un niveau de maturité (stabilité tir à tir, qualité de faisceau) leur permettant d’être utilisés dans des expériences de physique fondamentale comme les expériences de SF-QED. En Europe, la plateforme laser-plasma KALDERA prévoit, dans le contexte du projet PETRA IV à horizon 4 ans, de délivrer des faisceaux d’électrons de 6 GeV avec des qualités de faisceau et une stabilité similaires à celles des accélérateurs conventionnels.

Grâce à ces développements, des expériences d’interaction de laser boostés par miroir plasma peuvent être réalisées selon deux configurations :

  1. Sur cible solide, avec de la matière initialement au repos (
  2. ou accélérée à des vitesses relativistes (faisceaux d’électrons laser-plasma, configuration 2).

La configuration 2 maximise le champ vu par les électrons dans leur référentiel propre et doit notamment permettre d’atteindre le régime NP-QED dans la collision d’un laser 10 PW boosté par miroir plasma et d’un faisceau d’électron de 5 GeV produit par un accélérateur laser-plasma.

Dans ce contexte et en préparation de ces expériences, qui seront réalisées sur des infrastructures laser PW Européennes dans le cadre d’un consortium international (CEA/CNRS/ELI-NP/Univ. Rochester/Uni. Connecticut/LBNL/DESY/Weizmann/Univ. Corse) mené par le CEA-LIDYL, l’équipe Lidyl a étudié l’interaction de faisceaux laser boostés par miroir plasma (de 100 TW à 10 PW de puissance laser instantanée initiale) avec de la matière dans les configurations 1 et 2 à l’aide du code de simulation WarpX co-développé par le CEA-LIDYL et le LBNL.

Ces simulations montrent que les processus SF-QED à l’œuvre dans l’interaction d’un laser boosté avec la matière peuvent mener à la production de signatures clairement observables (émission de photons haute énergie et de paires électrons/positrons relativistes) dans les expériences. Elles montrent également qu’il est possible d’atteindre le régime NP-QED dans le cadre de la configuration 2, en utilisant un laser 10 PW en collision avec un faisceau d’électron laser-plasma à plusieurs GeV. Les résultats permettent de proposer la configuration de futurs détecteurs à mettre en place autour de ces expériences.  Enfin il est montré qu’à très haute intensité, les faisceaux de paires électrons-positrons produits peuvent mener à des plasmas de paires relativistes extrêmement denses, pouvant atteindre plusieurs centaines de milliers de fois la densité solide. Ces plasmas de paires sont extrêmement recherchés en Astrophysique de laboratoire car ils jouent un rôle dans de nombreux scénarios astrophysiques extrêmes.

Référence :

Light-matter interaction near the schwinger limit using tightly focused Doppler-boosted lasers
Neïl Zaïm, Antonin Sainte-Marie, Luca Fedeli, Pierre Bartoli, Axel Huebl, Adrien Leblanc, Jean-Luc Vay, and Henri Vincenti, Phys. Rev. Lett. 132 (2024) 175002.

Contact CEA-IRAMIS : Henri Vincenti (LIDYL/PHI)

Collaboration :