Vers une spintronique ultrarapide et économe en énergie : contrôler l’orientation locale d’objets antiferromagnétiques

Vers une spintronique ultrarapide et économe en énergie : contrôler l’orientation locale d’objets antiferromagnétiques

Dans un matériau ferromagnétique, l’interaction mutuelle entre les spins des électrons tend à les aligner de proche en proche, formant ainsi un aimant macroscopique. Selon la structure du matériau, un arrangement antiferromagnétique est aussi possible, où les spins adjacents sont orientés en sens opposé, ce qui conduit à une aimantation globale nulle. Selon l’intensité et la nature des interactions entre spins, il est aussi possible de former de petites entités locales, où l’orientation des spins s’enroule comme dans un tourbillon. Cette topologie particulière confère à ces objets, appelés ‘ »skyrmions »*, une stabilité renforcée qui permet d’envisager leur utilisation comme bit magnétique de taille nanométrique et de grande mobilité.

De nombreuses avancées ont été réalisés récemment dans l’étude et l’utilisation des skyrmions ferromagnétiques, mais les « skyrmions antiferromagnétiques » semble présenter un potentiel d’utilisation encore plus important, car il est prédit que leur mobilité devrait être cent fois plus grande.

Il est ici montré qu’il est possible de créer de tels objets topologiques, dont l’orientation peut être stabilisée et manipulée dans des nanostructures antiferromagnétiques possédant des propriétés multiferroïques. Ce résultat montre une voie technologique permettant de créer des objets antiferromagnétiques, premiers pas vers la potentielle réalisation de mémoires non volatiles de très haute densité et à l’usage très peu consommatrices d’énergie.

Le skyrmion désigne une orientation locale de spins en vortex (tourbillon). Cette topologie très particulière les rend stables à l’échelle nanométrique et à la température ambiante. Ils sont donc considérés comme le bit magnétique ultime pour un stockage très haute densité de l’information. Ce type d’entité a été observé et manipulé dans la dernière décennie au sein de matériaux ferromagnétiques, où ils présentent une dynamique intrinsèque de résonance d’onde de spin de l’ordre du GHz (109 Hz). Dans les matériaux antiferromagnétiques, dont la structure électronique peut être décomposée en deux sous-réseaux de spin antiparallèles, cette dynamique intrinsèque est 1000 fois plus rapide, pour atteindre la gamme du THz (1012 Hz), ce qui laisse entrevoir la perspective d’une spintronique ultrarapide. Néanmoins, créer et annihiler électriquement des skyrmions antiferromagnétiques constitue un incroyable défi, étant donnée la faible sensibilité de ces matériaux vis-à-vis des perturbations magnétiques externes.

Suivant une approche originale, une collaboration de chercheurs a trouvé le moyen de stabiliser à température ambiante et faire changer d’orientation de telles entités topologiques sur un support antiferromagnétique.

Vue artistique du contrôle magnétoélectrique de textures de spin antiferromagnétiques (doubles flèches colorées) par les domaines ferroélectriques localement orientés de façon convergente ou divergente (flèches blanches). La structure ferroélectrique en cadrant résulte d’une polarisation locale imposée par une impulsion de tension appliquée à la pointe d’un microscope AFM.

La méthode utilise le couplage entre l’ordre ferroélectrique (associé aux répartitions des charges électriques dans le matériau) et l’ordre antiferromagnétique dans une couche de matériau multiferroïque très particulier : la ferrite de bismuth (BiFeO3). Cette couche présente un ordre antiferromagnétique, qui se substitue à l’ordre naturellement non colinéaire en cycloïde de spin du matériau, du fait de la contrainte imposée par la croissance sur un substrat de paramètre cristallin différent (DyScO3 ou SmScO3). Un pavage en domaines ferroélectriques adjacents (voir figure) est ensuite obtenu en appliquant une impulsion de tension à la pointe d’un microscope AFM. Chaque intersection de paroi de domaine ferroélectrique définit alors une structure locale à 4 quadrants pouvant présenter deux polarisations possibles, selon le signe du champ électrique radial appliqué. Le couplage avec les spins produit alors des textures antiferromagnétiques d’orientation distinctes, définissant deux états 0 et 1. Il est ainsi possible d’inverser la polarisation locale des domaines ferroélectriques d’une orientation convergente à divergente (voir figure) et, par couplage magnétoélectrique, l’orientation de la structure antiferromagnétique.

Un avantage majeur de cette approche d’encodage réversible et non volatil de l’information à base de matériau antiferromagnétique multiferroïque est qu’il est ainsi possible de basculer entre les deux états magnétiques en appliquant une simple impulsion de tension. Par principe, cette manipulation ultrarapide de l’information entre les deux états est donc très peu consommatrice d’énergie, ce qui pourrait permettre de concevoir des dispositifs de stockage très haute densité et peu consommateurs d’énergie.

Ces résultats sont publiés dans la revue Nature Materials.


Référence :

« Electric-field induced multiferroic topological solitons »,
Arthur Chaudron, Zixin Li, Aurore Finco, Pavel Marton, Pauline Dufour, Amr Abdelsamie, Johanna Fischer, Sophie Collin, Brahim Dkhil, Jirka Hlinka, Vincent Jacques, Jean-Yves Chauleau, Michel Viret, Karim Bouzehouane, Stéphane Fusil & Vincent Garcia, Nature Materials, (2024)– Publié le 6 mai 2024

Voir l’actualité CNRS-Physique : « Vers une spintronique ultrarapide et économe en énergie« .


Contact CEA : Michel Viret, SPEC/LNO, UMR SPEC CEA-CNRS, Université Paris-Saclay.

*Collaboration :