Du fait de ses propriétés électroniques très spécifiques, le graphène, simple feuillet d'épaisseur atomique de graphite, est largement étudié et de multiples applications potentielles sont proposées avec la réalisation de capteurs, de batteries… et aussi de matériaux composites.
Depuis cette découverte en 2004, d'autres matériaux 2D aux propriétés spécifiques ont été élaborés, tel que le phosphorène en 2014, avec ses deux structures bleue et noire.
La collaboration entre l'ISMO, le Synchrotron Soleil, les Universités UCF-USA et Mohammed V-Maroc, associée à un théoricien du SPEC, montre que le phosphorène bleu présente effectivement une structure électronique au niveau de Fermi comparable à celle du graphène. De quoi ouvrir de nouvelles applications potentielles ?
Dans un semi-conducteur usuel, les états électroniques en bord de bande de valence présentent une relation entre l'énergie E et l'impulsion p (i.e. relation de dispersion) parabolique. Cette dépendance quadratique permet, par analogie avec la relation de mécanique classique E= p2/2m*, de définir une masse « effective » m*. Pour le graphène, couche mono-atomique de carbone, la relation de dispersion au niveau de Fermi, localisée au niveau d'un simple point de contact entre bande de conduction et de valence, est simplement linéaire : E ≈ p, et forme un « cône de Dirac ». Par analogie avec la relation relativiste E = pc, on peut alors dire qu'un électron dans cet état a une masse effective « nulle ». Sur le plan fondamental, cette propriété présente un grand intérêt, car elle est notamment responsable de l’effet Hall quantique dans le graphène.
Après la découverte du graphène en 2004, la communauté scientifique s’est lancée à la recherche de nouveaux matériaux en deux dimensions, similaires au graphène : après le silicène en 2010, ont été ainsi obtenus le borophène, le stannène (à base d'étain) ou encore le phosphorène dans sa variante allotropique « bleue ». Cet analogue du graphène, à base d’atomes de phosphore, présente une structure atomique en nids d’abeilles semblable à celle du graphène et légèrement corruguée. Cependant, contrairement au graphène qui est métallique, le phosphorène bleu est semi-conducteur, source d'applications pour la réalisation de nouveaux dispositifs électroniques.
Une collaboration d'équipes expérimentales sur le plateau de Saclay, associées à un théoricien du SPEC, a réussi, par l'évaporation sous ultravide d'atomes de phosphore sur la surface orientée (111) d'un cristal de cuivre, la synthèse d’une monocouche de phosphorène bleu supportée, présentant cette fois une structure électronique à caractère métallique et similaire à celle observée dans le graphène.
La structure atomique et électronique du feuillet de phosphorène bleu ainsi obtenue a pu être étudiée en combinant la microscopie et spectroscopie à effet tunnel (STM-STS), la diffraction d’électrons lents (LEED), la spectroscopie de photoélectrons (PES) et la spectroscopie de photoémission résolue en angle (ARPES).
a) Image STM montrant la structure du feuillet de phosphorène bleu déposé sur une surface de cuivre (111).
b) Courbes dI/dV correspondant à la densité d’états électroniques de la surface propre du cuivre, puis après dépôt du feuillet du phosphorène bleu, montrant le caractère métallique du matériau obtenu.
c) Figure d'ARPES après dépôt de phosphorène bleu, montrant deux dispersions linéaires sous forme de cône de Dirac, similaires à celles observées dans le graphène.
d) Modèle atomique du feuillet de phosphorène bleu. Les atomes en bleu foncé et bleu clair correspondent au phosphorène et les atomes jaunes au substrat de cuivre.
Les résultats de microscopie et spectroscopie à effet tunnel montrent que le feuillet de phosphorène bleu obtenu est très ordonné et que sa corrugation naturelle est réduite du fait de l’interaction avec le substrat de cuivre, ce qui le rapproche de la forme naturelle du graphène. La spectroscopie à effet tunnel révèle également un caractère métallique, et les résultats d'ARPES permettent d’identifier les états électroniques présentant une dispersion linéaire sous forme de cône, caractéristiques d’un cône de Dirac.
Les calculs préliminaires sur des modèles simplifiés dans le cadre de la Théorie de la Fonctionnelle de la Densité (DFT) ont incité les expérimentateurs à réaliser les mesures ARPES mettant en évidence la dispersion linéaire au niveau des cônes de Dirac observés (voir figure). Les calculs ont ensuite permis de retrouver l'ensemble des observations sur le matériau élaboré, autant sur l'aspect structural (aplatissement de la structure) que des propriétés électroniques, les calculs de densité d'état (DOS) confirmant en particulier son caractère métallique.
Les calculs permettent aussi une interprétation simple du résultat : l'adsorption sur le cuivre aplatit la structure du feuillet de phosphorène libre, dont la corrugation empêche d'obtenir la structure électronique en cône de Dirac recherchée. Du point de vue de la structure électronique, chaque atome de phosphore dispose de 5 électrons externes (3s2, 2p3). Un électron p est pris par la liaison covalente aves le substrat cuivre, les 4 autres électrons restant constituant des orbitales hybridées sp4, configuration similaire à celle du graphène et devant conduire à des propriétés électroniques semblables, ce que montre bien l'expérience.
Cette découverte d’un nouveau matériau bidimensionnel présentant une structure électronique en cône de Dirac, appelle d’autres études pour explorer plus largement les propriétés électroniques du phosphorène bleu supporté.
*phosphorène bleu : structure allotropique en nids d'abeilles 2D de feuillet de phosphore.
Référence :
« Dirac fermions in blue phosphorene monolayer »
Y. Kaddar, W. Zhang, H. Enriquez, Y. J. Dappe, A. Bendounan, G. Dujardin, O. Mounkachi, A. El Kenz, A. Benyoussef, A. Kara, and H. Oughaddou, Advanced Functional Materials (2023), early view.
Voir le communiqué CNRS/INP : « Des électrons de Dirac dans un feuillet de phosphorène bleu« .
Collaboration :
- Université Paris-Saclay, ISMO – UMR 8214 CNRS- Université Paris-Saclay
- Université Paris-Saclay, ligne de lumière TEMPO du Synchrotron SOLEIL,
- Université Paris-Saclay, Service de Physique de l’Etat Condensé – SPEC, UMR 3680 CEA-CNRS,
- A. Kara, Université Centrale de Floride,
- Laboratory of Condensed Matter and Interdisciplinary Sciences (LaMCScI), Université Mohammed 5, Maroc
Contacts :
- ISMO : Hamid Oughaddou, Professeur à CY Cergy Paris Université, Institut des sciences moléculaires d'Orsay (ISMO).
- SPEC : Yannick Dappe, chercheur CNRS.
- Azzedine Bendounan, Chercheur au Synchrotron SOLEIL, ligne TEMPO, France