Les cristaux ioniques à large bande interdite, et donc transparents pour la lumière visible, présentent des états électroniques bien spécifiques au niveau des défauts cristallins (lacune ou interstitiel). Ces « centres colorés » sont optiquement actifs et leur excitation produit une absorption de la lumière dans le domaine visible, responsable de la coloration des cristaux (reconnus alors comme « pierres précieuses »). Comprendre le mécanisme de création de ces centres colorés est important pour maîtriser leur utilisation en tant qu’émetteur ou détecteur de lumière, et également pour la manipulation de leurs propriétés de spin, et leur utilisation potentielle en tant que bit quantique (qubit) pour les applications en informatique quantique.
Dans le nitrure d’aluminium (AlN, présentant un gap de ~ 6 eV), le défaut complexe neutre, constitué d'une lacune / oxygène (VAl-ON), présente les caractéristiques nécessaires pour porter un qubit (système à 2 niveaux). Un tel centre peut se former au cours de la croissance du matériau en présence d’impuretés contenant de l’oxygène ou par irradiation ionique.
Les chercheurs du CIMAP ont étudié la formation de ce type de centre coloré par irradiation en utilisant les ions lourds rapides (SHI) du GANIL. Les irradiations sont réalisées sous différentes atmosphères contrôlées (vide, pression partielle d’oxygène ou de gaz rare) pour étudier les effets couplés de la création de défauts ponctuels et l’introduction/diffusion d'impuretés dans la couche d'AlN. Par un réglage fin de l'atmosphère d'irradiation, l'activation ou l'inhibition de ces centres colorés peuvent être contrôlées.
Les semi-conducteurs de type « nitrure » (BN, AlN…) sont retenus pour de multiples applications en optronique, du fait de leur capacité d'émission et de détection de lumière dans le bleu et l'ultraviolet (UV), ou encore comme substrat pour la croissance de composés en couches minces [1]. En particulier, l’AlN avec sa large bande interdite est utilisé comme substrat natif pour les diodes électroluminescentes dans l’UV. Ainsi, une attention particulière est portée à la formation des défauts optiques, en particulier ceux responsables de la bande d’absorption à 4,7 eV qui peuvent entraver le développement des applications.
Par ailleurs, ces défauts électroniques présentent un système indépendant à deux niveaux et bien localisé qui peut être également proposé comme porteur de qubits pour les applications dans les technologies de l’information quantique [2]. Leur identification et leur introduction/élimination doivent alors être parfaitement maîtrisées. Plusieurs voies possibles permettent de créer de tels défauts : au cours de la croissance du matériau sous atmosphère contrôlée, en présence d’impuretés, ou, une fois le cristal élaboré, par irradiation ionique.
La formation de ces défauts optiques sous irradiation a fait l’objet d’études approfondies au laboratoire CIMAP en utilisant ses installations d’accueil en recherche interdisciplinaires sur les faisceaux du GANIL. L’utilisation d’ions dans une large gamme d’énergie, dont les ions lourds hautement énergétiques ou ions lourds rapides (SHI – Swift Heavy Ions) où les interactions inélastiques (excitations électroniques) sont majoritaires devant les interactions élastiques (chocs nucléaires) du projectile avec sa cible, avait dans un premier temps permis de montrer que les défauts sont créés par une synergie entre les dépôts d’énergie électronique (Se) et nucléaire (Sn) (Figure 1) [3].
Récemment, nous avons étudié les effets combinés entre la création radio-induite de ces défauts et la diffusion d’impuretés sous irradiation à travers la variation de l’atmosphère d’irradiation (O2 et gaz inertes). La diffusion de ces gaz dans la couche d’AlN est favorisée sous excitations électroniques, et un choix avisé permet soit l’activation (sous O2), soit l’inhibition des défauts optiquement actifs (sous Ar ou He) (figure). On peut noter que sous atmosphère d’oxygène l’efficacité de création des défauts augmente de 2 ordres de grandeur par rapport à des irradiations sous vide (oxygène résiduel). À contrario, l'argon et l'hélium inhibent la création des défauts, probablement en occupant les sites de l’oxygène (Figure 2) [4].
Ces résultats ouvrent la voie à un contrôle précis de la formation de centres colorés dans l’AlN, probablement des complexes lacune/oxygène qui sont envisagés comme de potentiels qubits. De plus, l’irradiation avec des SHI offre l'avantage d'une séparation spatiale élevée et bien contrôlée des défauts, puisqu'ils ne peuvent être créés que le long de la trajectoire des ions. Lors du passage de chaque ion rapide, une chaîne de défauts est créée dans un volume cylindrique nanométrique. Elle peut alors être isolée avec une précision meilleure que celle obtenue avec les méthodes récemment adoptées pour la création de qubits localisés : l’écriture laser femtoseconde (où la précision est définie par la limite de diffraction du laser ≈ 500 nm), ou l’implantation ionique basse énergie qui souffre d'imprécision du fait des fluctuations angulaires du faisceau.
Références :
[1] « An AlGaN tunnel junction light emitting diode operating at 255 nm”
A. Pandey, J. Gim, R. Hovden, and Z. Mi, Appl. Phys. Lett. 117 (24) (2020) 241101.
[2] “A paramagnetic neutral VAlON center in wurtzite AlN for spin qubit application”
Y. Tu et al., Appl. Phys. Lett. 103(7) (2013) .
[3] “Synergy between electronic and nuclear energy losses for color center creation in AlN”
M. Sall et al., Europhys. Lett. 102 (2) (2013) 26002 .
[4] “On the effect of oxygen on the creation of colour centres in swift heavy ion-irradiated AlN”
M. Sall et al., Nucl. Inst. Methods Phys. Res. B 536 (2023) 18.
Contact CEA : Mamour Sall (CIMAP/MADIR).