Les alliages à « haute entropie » forment une nouvelle classe de matériaux cristallins, qui se caractérise par des variations aléatoires dans la composition chimique de chaque maille, sans altérer l’ordre géométrique à longue distance. Constitués d’un mélange de type « solution solide » d’au moins 4 métaux, ces matériaux au désordre partiel (chimique) possèdent des propriétés thermiques qui relèvent à la fois des cristaux, avec des modes de vibrations thermiques (phonons) bien définis, et des verres, avec une longueur de propagation de ces phonons bien plus courte que celles des cristaux.
Ces cristaux chimiquement désordonnés présentent ainsi une faible conductivité thermique, qui pourrait être exploitée en thermoélectricité (conversion directe de chaleur en électricité par effet Seebeck).
Avec le développement actuel de nouvelles technologies pour produire et préserver l’énergie, nécessaires pour affronter la crise climatique, la recherche de matériaux aux propriétés de conduction thermique originales est un sujet actuel pouvant contribuer à des avancées potentiellement intéressantes. Dans les matériaux cristallins, le transfert de chaleur (énergie thermique) se fait par conduction (i.e. sans déplacement de matière), par l’intermédiaire de l’agitation vibrationnelle des atomes qui se transmet de proche en proche sous forme d’ondes : les phonons.
C’est donc par l’étude des phonons que des avancées notables peuvent être obtenues dans la compréhension du comportement thermique des systèmes cristallins ou complètement désordonnés, comme les verres. L’étude détaillée des phonons passe par l’obtention de leurs spectres, sous la forme de courbes de dispersion, qui donnent la relation entre fréquence ou énergie et le vecteur de diffusion des différentes branches de phonons. Ces informations peuvent être obtenues par des techniques résolues en angle et en énergie comme la diffusion inélastique de rayons X ou des neutrons thermiques, mais seule cette dernière offre une résolution en énergie suffisante pour déterminer le temps de vie des phonons.
Depuis environ une vingtaine d’années, les alliages à haute entropie sont étudiés. Ces matériaux, alliage d’au moins 4 métaux différents se présent sous la forme d’une « solution solide » : à mi-chemin entre l’ordre quasi-parfait des cristaux et les structures complètement amorphes des verres, ils sont « cristallins », au sens où ils présentent la répétition d’une même maille géométrique dans l’espace, mais dont la « décoration intérieure » ne se répète pas exactement d’une cellule à l’autre : la nature de l’atome occupant chaque site est aléatoire, seules les concentrations moyennes de chaque espèce chimique présente sont contrôlées lors de la synthèse du matériau.
La figure montre un cube de 2 mailles cristallines de côté, représentatif de l’alliage à haute entropie FeCoCrMnNi : la structure est cubique à face centrée, et chaque site est aléatoirement occupé par un des atomes de l’alliage, représentés ici en différentes couleurs. Illustration : © Institut lumière matière (ILM).
Ce caractère aléatoire de la nature chimique des atomes occupant les sites atomiques de la structure cristalline, introduit du désordre dans la distribution des masses, des tailles, mais également dans les interactions entre atomes voisins, qui sont évidemment dépendantes de leur identité chimique. Ce désordre chimique affecte la façon dont ces assemblées atomiques vibrent collectivement, et également la quantité d’électrons libres disponibles dans le matériau (et leur dynamique propre), deux ingrédients essentiels qui influencent la diffusion de la chaleur dans les solides.
Représentation schématique de l’atténuation d’un phonon (de longueur d’onde égale à 5 fois la distance entre deux atomes voisins), dans le cas d’un cristal (courbe en bleu), d’un verre (en noir) et d’un alliage de haute entropie (HEA, en rouge). L’amortissement des phonons des HEA est clairement intermédiaire entre celui des cristaux (très faible) et celui bien plus rapide des verres, du fait de leur désordre structurel.
Dans ce travail mené à l’Institut lumière matière (ILM, CNRS / Université Lyon 1) et au Laboratoire Léon Brillouin (LLB, CNRS / CEA), les physiciens ont utilisé des techniques de spectroscopie de neutrons et de rayons X pour étudier précisément comment sont modifiées les vibrations du réseau géométrique cristallin d’un mélange équilibré de Fe-Co-Cr-Mn-Ni (éléments métalliques voisins dans la table de Mendeleïev) formant un cristal de haute entropie macroscopique.
Ils montrent que les phonons sont affectés par le désordre chimique de l’alliage, d’une façon particulière qui reflète le statut intermédiaire de l’alliage lui-même. Les phonons se propagent comme dans un cristal ordonné, car ce dernier leur confère un statut ondulatoire et propagatif (on peut les voir comme la version quantique d’une vibration acoustique se propageant dans un milieu dense). Cependant, le désordre dans la répartition des interactions augmente très fortement l’atténuation de ces ondes, et ainsi empêche leur propagation sur un grand nombre de mailles cristallines, freinant ce faisant la propagation de la chaleur. Enfin le désordre chimique perturbe également le transport des électrons libres, ce qui abaisse également la conductivité électrique, ce qui contribue à réduire encore davantage la conductivité thermique.
Ces matériaux présentent donc une conductivité thermique et une conductivité électrique qui dépendent de l’ordre chimique réalisé. Cette versatilité mérite alors d’être plus largement explorée, en particulier pour des applications en thermoélectricité, pour laquelle le matériau idéal devrait bien posséder une faible conductivité thermique, mais une conductivité électrique élevée.
Ces travaux sont publiés dans la revue Nature Communications.
Référence :
Phonon behavior in a random solid solution: a lattice dynamics study on the high-entropy alloy FeCoCrMnNi. S.R. Turner et al, Nature Communications (2022) / Archives ouvertes HAL.
Voir l’actualité du CNRS/InP : Entre les cristaux et les verres : les alliages de « haute entropie ».
Contact CEA : Jean-Marc Zanotti (LLB).
Collaboration :
- Institut Laue-Langevin, F-38042, Grenoble, France
- Université Grenoble Alpes, CNRS, Grenoble-INP, SIMaP, F-38000, Grenoble, France
- Institute of Light and Matter, UMR5306 Université Lyon 1-CNRS, F-69622, Villeurbanne, France
- Université Grenoble Alpes, CEA, IRIG, MEM, MDN, F-38000, Grenoble, France
- Université Paris-Saclay, UMR 12 CEA-CNRS, Laboratoire Léon Brillouin, F-91191, Gif-sur-Yvette, France
- Institut für Festkörperphysik, Karlsruher Institut für Technologie, D-76021, Karlsruhe, Germany
- Université Grenoble Alpes, CEA, CNRS, IRIG-SyMMES, F-38000, Grenoble, France
- European Synchrotron Radiation Facility, F-38043, Grenoble, France
- Peter Grünberg Institut PGI-5 and ER-C, FZ Jülich GmbH, D-52425, Jülich, Germany
- European Spallation Source, ERIC, P.O. Box 176, SE-221 00, Lund, Sweden