Phase pseudogap des cuprates supraconducteurs (composé YBa2Cu3O6.6) : une structure électronique et magnétique texturée

Phase pseudogap des cuprates supraconducteurs (composé YBa2Cu3O6.6) : une structure électronique et magnétique texturée

Déterminer le mécanisme à l'origine de la supraconductivité à haute température critique (Tc), découverte en 1986 dans des oxydes de cuivre , reste un défi majeur en physique au XXIe siècle. Dans ces matériaux, les corrélations entre les électrons sont telles qu’elles engendrent des propriétés électroniques et magnétiques totalement inédites, au nombre desquelles la mystérieuse phase de pseudo-gap (présentant une ouverture partielle d'un gap dans la structure électronique), de laquelle semble émerger la supraconductivité.

Une partie du voile entourant ce nouvel état de la matière vient d’être levé par la diffraction de neutrons polarisés, qui révèle au sein de la phase pseudo-gap l’existence d’une structure électronique originale, présentant des boucles de courant avec un ordre spatial complexe.

Après bientôt 4 décennies, les physiciens tentent toujours de percer le mystère qui entoure les propriétés électroniques des cuprates supraconducteurs à haute température. Il s’agit de matériaux lamellaires formés de plans CuO2, dont on peut faire varier la densité d’électrons. En fonction de celle-ci, la physique des cuprates supraconducteurs évolue d’un état isolant, présentant un ordre antiferromagnétique (AF) à un état métallique qui devient supraconducteur (SC) à basse température. La supraconductivité semble toutefois émerger d’un mystérieux état de la matière baptisé « phase de pseudo-gap  » (PG).

S’établissant en dessous d’une température T*, cet état pseudo-gap pourrait comporter un ordre caché formé de boucles de courant circulant au sein d’une plaquette CuO2, la brique élémentaire de ces matériaux [1]. Ces boucles portent chacune deux moments magnétiques orbitaux alternés et présentent ainsi 4 états dégénérés, représentés Fig. 1. Cette existence de boucles de courants est proposée dans plusieurs approches théoriques. Suivant celles-ci, il s’agit soit d’un état auxiliaire inhérent à l’état de pseudo-gap [2], soit de l’état de pseudo-gap lui-même, pour peu que les états de boucles de courant soient capables de former un motif non uniforme, brisant ainsi l’invariance par translation du réseau cristallin initial [3].

Figure 1 a) Diagramme de phase générique des cuprates supraconducteurs, b) Courants circulant entre les ions Cu (●) et O (o) donnant lieu à deux boucles de courant, tournant respectivement en sens horaire et antihoraire. Chaque boucle donne lieu à une paire de moments magnétiques opposés (+,-), avec une aimantation effective nulle à chaque plaquette CuO2. c) Les 4 états dégénérés de boucles de courant, ici identifiés par 4 couleurs distinctes.

S’il existe, un ordre de boucles de courant peut engendrer une distribution de champ magnétique spécifique, à laquelle un faisceau de neutrons doit être sensible. Les mesures de diffraction de neutrons polarisés en spin ont ainsi révélé deux réponses magnétiques distinctes (comme le montre la figure 2), qui apparaissant toutes deux lorsque le système entre dans l’état de pseudo-gap (pour la composition spécifiquement étudiée). Une première que notre équipe a découvert précédemment [4], est localisée à proximité des réflexions de Bragg (1,0,0)/(0,1,0) et présente des propriétés de brisure de symétrie attendues (perte de symétrie de renversement du temps et d’inversion spatiale) pour un état de boucles de courants [1]. La seconde, plus faible et plus large, se situe en (0,5,0,0)/(0,5,0,0) et n’avait pas été détecté auparavant. Cette nouvelle observation est l’objet d’une nouvelle publication dans la revue Communications Physics [5].

Figure 2 : À gauche : motif complexe formé par la juxtaposition d’états de boucles de courant (selon le code couleur de la Fig.1) et au centre, l’image de diffraction magnétique lui correspondant (en violet). À droite : mesures de diffraction au vecteur d’onde (0.5,0,0) à 1.6 K mettant en évidence un signal magnétique qui émerge lorsque le système entre dans la phase PG à T*.

Ces deux types de réponses magnétique apparaissent simultanément,lorsque le système entre dans la phase PG à T*, et sont donc caractéristiques de cette phase. Leur combinaison peut être associée à un motif de diffraction produit par une texture magnétique complexe combinant différents états de boucles de courants, dont un exemple est donné sur la figure 2 avec la coexistence de 4 grands domaines complémentaires et d'une bulle des 4 états de boucles distribués en alternance de façon ordonnée sur une réseau carré 2×2. Ces nouveaux résultats apportent une nouvelle description de la phase de pseudo-gap, qui renforce le rôle que peuvent jouer les structures électroniques avec des boucles de courants dans les supraconducteurs à haute température critique.

Ce nouveau résultat, que seule la diffraction de neutrons polarisés peut révéler, conforte les modèles de structure électronique comprenant de façon originale des boucles de courant pour la phase de pseudo gap des cuprates. L'ensemble de ces boucles, produisant chacune des moments magnétiques orbitaux alternés, génère un champ magnétique global fortement structuré, dont l'observation renforce l'idée qu'une interaction magnétique effective complexe pourrait être la source de l'interaction induisant la supraconductivité à haute température dans les cuprates.


Références :

  1. [1] « Loop currents in quantum matter « ,
    P. Bourges, D. Bounoua & Y. Sidis, Comptes Rendus. Physique, 22 (2021) S5
  2. [2] « Incipient loop current order in the under-doped cuprate superconductors « ,
    Saheli Sarkar, Debmalya Chakraborty, and Catherine Pépin, Phys. Rev. B 100 (2019) 214519.
  3. [3] « Pseudogap and Fermi arcs in underdoped cuprates « ,
    Chandra M. Varma, Phys. Rev. B, 99 (2019) 22.
  4. [4] Ordre magnétique dans la phase pseudo-gap des supra à haut Tc
  5. [5] Hidden magnetic texture in the pseudogap phase of high-Tc YBa2Cu3O6.6
    Dalila Bounoua, Yvan Sidis, Toshinao Loew, Frédéric Bourdarot, Martin Boehm, Paul Steffens, Lucile Mangin-Thro, Victor Balédent & Philippe Bourges, Commun Phys, 5 (2022) 1.

Contacts LLB : Dalila Bounoua, Yvan Sidis, Philippe Bourges, LLB, UMR 12 CEA-CNRS.

Collaboration :