Dans un supraconducteur, le mode de Higgs, analogue du boson de Higgs du modèle standard, est une excitation collective des électrons supraconducteurs appariés en paires de Cooper. Son étude permet une meilleure compréhension de la supraconductivité, mais celui-ci reste cependant difficile à observer, car il ne se couple pas linéairement aux sondes spectroscopiques. Une technique utilisant des impulsions terahertz intense permet néanmoins de montrer que des mesures hors-équilibre permettent un couplage non-linéaire à cette excitation fondamentale des électrons supraconducteurs. Cette technique est ici utilisée dans un supraconducteur à base de fer (Ba1-xKxFe2As2), où la supraconductivité coexiste avec un autre ordre électronique exotique, de type nématique.
Le boson de Higgs, qui a permis de combler le vide théorique sur l’origine de la masse des particules, a suscité un intérêt grandissant depuis sa prédiction jusqu’à son observation en 2012 au grand collisionneur de hadrons (LHC). Fait peu connu, l’idée de Higgs, Brout et Englert qui leur a valu le Prix Nobel de Physique en 2013, est directement inspirée de la physique des supraconducteurs. En effet, c’est P.W. Anderson qui a remarqué le premier que dans les supraconducteurs, les photons peuvent être décrits comme des particules massives via un mécanisme qui pourrait être appliqué de façon plus large à d’autres systèmes [2].
Le boson de Higgs supraconducteur, ou mode de Higgs, correspond à des fluctuations de l’amplitude du paramètre d’ordre supraconducteur (en rouge sur la Figure 1.b). Dans le modèle de Ginzburg-Landau, il apparaît ainsi comme une fluctuation de la densité de paires de Cooper ou, autrement dit, à une oscillation de l’appariement des paires de Cooper. À l’instar du boson de Higgs du modèle standard, qui a nécessité plusieurs décennies de recherche avant d’être observé, le mode de Higgs supraconducteur est longtemps resté lui aussi insaisissable. Il ne se couple pas linéairement aux sondes spectroscopiques et très peu d’exemples d’observations de ce mode peuvent être recensés.
Le mode de Higgs a néanmoins pu être observé récemment grâce à un couplage non-linéaire via des processus à deux photons [3], comme c’est le cas dans la génération de troisième harmonique ou dans l’effet Kerr. Dans les deux cas, l’utilisation d’impulsion Terahertz (THz) est nécessaire afin d’obtenir un couplage résonant des photons THz avec l’énergie du mode de Higgs (quelques meV). Ces méthodes ont été appliquées dans différents supraconducteurs conventionnels ou non-conventionnels, donnant naissance au domaine émergeant de la « spectroscopie du Higgs » dans les supraconducteurs. Mais suite à ces travaux pionniers, de nombreuses questions restent ouvertes, telle que la possibilité de détecter des modes collectifs exotiques dans les supraconducteurs, lorsqu’un autre ordre électronique coexiste avec la supraconductivité.
Une collaboration de chercheurs, à laquelle est associée le LSI, s’est intéressé à la spectroscopie du Higgs dans le supraconducteur à base de Fer (Ba1-xKxFe2As2) pour lequel la supraconductivité coexiste avec un ordre électronique nématique (voir Figure 1.a). Leur approche se base sur l’étude hors-équilibre de la réflectivité de ce matériau suite à une impulsion de Terahertz intense, nommée effet Kerr THz (voir Figure 1.c). Cette technique permet notamment de sonder la symétrie des excitations électroniques en changeant la polarisation des faisceaux de pompe et de sonde. Cette étude s’est concentrée sur des échantillons avec différents dopages en potassium permettant d’explorer le diagramme de phase et de comparer la spectroscopie du Higgs pour un état supraconducteur simple à celle d'un état supraconducteur où coexiste un ordre nématique électronique.
Ces mesures montrent l'impact de l'ordre nématique sur la réponse collective des paires de Cooper aux impulsions THz. Les mesures effectuées dans l’état supraconducteur simple, visible sur la Figure 1.d, confirme un couplage au mode de Higgs visible avec une symétrie C4, conformément aux prédictions théoriques et aux mesures effectuées dans d’autres systèmes simples. En revanche, les mesures effectuées dans l’état supraconducteur, où coexiste l’ordre nématique électronique, montrent un résultat inattendu avec un changement brutal de symétrie du signal observé. Le signal Kerr THz, qui était visible uniquement dans la symétrie C4, devient alors visible uniquement dans la symétrie C2 ou symétrie nématique.
Les calculs analytiques de la réponse du mode Higgs effectués dans le cadre de cette étude sont incompatibles avec ce changement brutal de symétrie et montrent ainsi l’apparition d’un nouveau couplage activé par la présence de l'ordre nématique. Une possibilité mise en avant dans cette étude est celle du couplage à une autre excitation collective des paires de Cooper : un mode de Bardasis-Schrieffer, i.e. une fluctuation entre des paramètres d’ordre supraconducteurs de différentes symétries (s-wave et d-wave). Cette explication est renforcée par de récents travaux théoriques montrant que ce mode, possédant une symétrie nématique, peut en se couplant à l’ordre nématique électronique devenir dominant par rapport au mode de Higgs.
En conclusion, les mesures de réflectivité hors-équilibre suite à une impulsion THz intense dans le supraconducteur à base de Fer Ba1-xKxFe2As2 ont permis d’observer différentes excitations collectives des paires de Cooper comme le mode de Higgs ou le mode de Bardasis-Schrieffer. Cette méthode est ainsi un outil de choix pour l’exploration des phénomènes électroniques collectifs dans les matériaux quantiques. Des études futures sont prévues dans d’autres composés où la supraconductivité coexiste avec d’autres ordres électroniques exotiques.
Références :
[1] « Terahertz pulse-driven collective mode in the nematic superconducting state of Ba1− xKxFe2As2«
R. Grasset, K. Katsumi, P. Massat, H-H. Wen, X-H. Chen, Y. Gallais and R. Shimano, npj Quantum Materials 7 (1), 1-6 (2022).
[2] « Plasmons, Gauge Invariance, and Mass »
P. W. Anderson, Physical Review 130, 439 (1963).
[3] « Higgs mode in Superconductors »
R. Shimano & N. Tsuji, Annual Review of Condensed Matter Physics 11, 103-124 (2020)
Contact CEA-IRAMIS : Romain Grasset (LSI/D2SM)
Collaboration :
- Romain Grasset : Laboratoire des Solides Irradiés, CEA/DRF/lRAMIS, École Polytechnique, CNRS, Institut Polytechnique de Paris, 91128 Palaiseau, France
- Kota Katsumi & Ryo Shimano : Cryogenic Research Center, The University of Tokyo, Tokyo 113-0032, Japan
- Pierre Massat & Yann Gallais : Laboratoire Matériaux et Phénomènes Quantiques, Université de Paris, CNRS, Paris 75013, France
- Hai-Hu Wen : National Laboratory of Solid State Microstructures and Department of Physics, Nanjing University, Nanjing 210093, China
- Xian-Hui Chen : Hefei National Laboratory for Physical Sciences at Microscale and Department of Physics, and CAS Key Laboratory of Strongly-Coupled Quantum Matter Physics, University of Science and echnology of China, Hefei 230026 Anhui, China.