Matériaux quantiques : un nouvel ordre magnétique dans Nd2Zr2O7

Matériaux quantiques : un nouvel ordre magnétique dans Nd2Zr2O7

Nécessaires à la réalisation de dispositifs quantiques aux propriétés originales, ou pour mettre en évidence des comportements originaux de la matière, les physiciens du solide explorent de nouveaux composés, à la recherche de matériaux aux propriétés nouvelles et spécifiquement quantiques. Un des objectifs de la physique de la matière condensée moderne est ainsi de mettre à jour et d’étudier de nouvelles phases quantiques de la matière, dont la description dépasse les modèles classiques. Une collaboration entre l'équipe NFMQ du laboratoire Léon Brillouin, l’Institut Néel et l’Université de Warwick, a ainsi mis en évidence un nouvel état magnétique, à très basse température, dans un oxyde de zirconium à structure pyrochlore : Nd2Zr2O7.

Le composé étudié fait partie des systèmes magnétiques dits « frustrés ». L'étude de la frustration, ici d’origine magnétique, constitue en effet un des axes importants de cette recherche [1]. Elle induit une dégénérescence des configurations de plus basse énergie, qui « empêche » le mécanisme classique de brisure de symétrie et l'existence d'états fondamentaux de plus basse énergie. Ainsi, ces systèmes ne présentent pas d'ordre magnétique à longue distance, comme on le trouve dans les aimants classiques. Toutefois, ce ne sont pas non plus de simples composés paramagnétiques : leur état fondamental est formé d’un ensemble macroscopique de configurations dégénérées qui toutes satisfont à un principe d'organisation locale. De manière remarquable, ces configurations présentent une divergence nulle du champ magnétique émergent. Les défauts pour lesquels la contrainte locale est violée présentent des charges effectives avec des interactions coulombiennes, d’où le nom de « phase de Coulomb » donné à ces systèmes.

L’exemple le plus connu d’émergence d’un tel champ, satisfaisant ces conditions de symétrie locale (ou champ de jauge), est celui des glaces de spin, que l'on trouve dans des oxydes de terre rare construits sur une structure « pyrochlore », formée de tétraèdres jointifs par les sommets. Le principe très simple d'organisation locale stipule que chaque tétraèdre doit comporter deux spins pointant vers l'intérieur et deux spins pointant vers l'extérieur (Figure 1). Cette règle est aussi nommée « règle de la glace » ou « ice rule », par analogie à la nécessité pour les atomes d'oxygène dans la glace d'eau de présenter 2 liaisons fortes et 2 liaisons faibles. L'organisation magnétique locale au sein des glaces de spin donne lieu à une diffusion diffuse typique, que l’on peut observer par diffusion des neutrons polarisés [1].

Dans ce contexte, le composé Nd2Zr2O7 apporte des éléments nouveaux et originaux. Tout d’abord, dans les glaces de spin classique, les spins ont une très forte tendance à s'aligner, selon la direction d’anisotropie locale « z ». Par des mesures thermodynamiques combinées à des mesures de diffusion des neutrons, effectuées au laboratoire, on montre que la situation est différente dans Nd2Zr2O7 [2]. En effet, l’ion néodyme porteur d'un spin possède un degré de liberté supplémentaire, en l’occurrence un moment octupolaire, que l’on représente de manière effective par une composante de spin supplémentaire selon la direction « x ». On est donc amené à considérer non seulement des interactions magnétiques entre composantes « z » comme pour les glaces (Jzz), mais aussi entre composantes « x » (Jxx). L’existence de ce degré de liberté et de ces interactions supplémentaires enrichit le diagramme de phase, qui peut comporter, en fonction de la valeur et du signe des interactions, des phases ordonnées classiques, ainsi que des phases de type « glace » pour la composante « z » mais aussi pour la composante « x ». Comme celle-ci représente en fait le moment octupolaire local porté par l’ion néodyme, cette nouvelle phase de Coulomb octupolaire est donc véritablement inédite (voir aussi [3,4]).

Figure 1 : la règle de la glace dans les glaces de spin : 2 spins pointent vers l’intérieur, 2 vers l’extérieur de chaque tétraèdre.

Les précédentes mesures de diffusion des neutrons ont montré que Nd2Zr2O7 présente une phase paramagnétique à haute température, qui cède la place à une phase antiferromagnétique classique en dessous de la température de Néel, TN = 300 mK. La valeur des couplages, a également pu être déterminée en comparant mesures et simulations numériques. On obtient ainsi Jzz = – 0.5K, valeur négative, responsable de la stabilité de la phase antiferromagnétique. La valeur positive de Jxx = + 1 K, tend au contraire à stabiliser l’état glace octupolaire [3,4]. Par de nouvelles campagnes de mesure, il a pu être possible de montrer que cette phase très particulière est bien réalisée dans Nd2Zr2O7, dans un petit intervalle de température situé juste au-dessus de TN et jusque vers 1 K. La signature expérimentale, bien visible dans cette gamme de température par diffusion des neutrons, est celle d’une diffusion diffuse présentant une symétrie très caractéristique (figure 2) [5].

Figure 2 : Diagramme de phase schématique de Nd2Zr2O7 en fonction de la température. Il présente une phase antiferromagnétique à basse température, et une nouvelle phase dite « de Coulomb » dans un petit intervalle de température juste au-dessus de la température de Néel (TN). La figure centrale est une vue d’artiste de cette phase de Coulomb reprise de la référence [4]. La signature expérimentale de la présence de cette phase est une diffusion diffuse typique, présentée ici à 450 mK.

Cette observation soulève de nouvelles questions relatives à la transition depuis la nouvelle phase de Coulomb octupolaire mise en évidence vers la phase antiferromagnétique au-dessous de TN. En effet, compte tenu de la description en termes de champ de jauge émergent, cette transition pourrait être conduite par un mécanisme de Higgs [3]. Nos mesures de la dynamique suggèrent cependant que ce n'est pas le cas. Toutefois, beaucoup reste à faire et à comprendre au sein de cette famille des oxydes de terre rare, sans contexte d’une grande richesse.


Références :

[1] Quantum spin ice: a search for gapless quantum spin liquids in pyrochlore magnets
M J P Gingras and P A McClarty, Rep. Prog. Phys. 77 (2014) 056501.

[2] Fluctuations and all-in–all-out ordering in dipole-octupole Nd2Zr2O7,
E. Lhotel, S. Petit, S. Guitteny, O. Florea, M. Ciomaga Hatnean, C. Colin, E. Ressouche, M. R. Lees, and G. Balakrishnan, Phys. Rev. Lett. 115 (2015) 197202.

Observation of magnetic fragmentation in spin ice,
S. Petit, E. Lhotel, B. Canals, M. Ciomaga Hatnean, J. Ollivier, H. Mutka, E. Ressouche, A. R. Wildes, M. R. Lees & G. Balakrishnan, Nature Physics 12 (2016) 746–750

Evidence for dynamic kagome ice,
E. Lhotel, S. Petit, M. Ciomaga Hatnean, J. Ollivier, H. Mutka, E. Ressouche, M. R. Lees & G. Balakrishnan, Nature Communications 9 (2018) 3786.

[3] Order out of a coulomb phase and higgs transition: frustrated transverse interactions of Nd2Zr2O7
J. Xu, Owen Benton, A. T. M. N. Islam, T. Guidi, G. Ehlers, and B. Lake, Phys. Rev. Lett. 124 (2020) 097203

[4] A quantum liquid of magnetic octupoles on the pyrochlore lattice,
R. Sibille, N. Gauthier, E. Lhotel, V. Porée, V. Pomjakushin, R. A. Ewings, T. G. Perring, J. Ollivier, A. Wildes, C. Ritter, T. C. Hansen, D. A. Keen, G. J. Nilsen, L. Keller, S. Petit & T. Fennell, Nature Physics 16 (2020) 546–552.

[5] Spin dynamics and unconventional coulomb phase in Nd2Zr2O7
M. Léger, E. Lhotel, M. Ciomaga Hatnean, J. Ollivier, A. R. Wildes, S. Raymond, E. Ressouche, G. Balakrishnan, and S. Petit, Phys. Rev. Lett. 126 (2021) 247201.

Contact CEA-IRAMIS : Sylvain Petit (Laboratoire Léon Brillouin / Groupe NFMQ)

Contact Institut Néel : Elsa Lhotel (Equipe Magnétisme et supraconductivité – MagSup)

Collaboration :

Laboratoire Léon Brillouin, CEA-CNRS UMR 12, CE-Saclay, F-91191 Gif-sur-Yvette, France
Institut NEEL, CNRS et Univ. Grenoble Alpes F-38000 Grenoble, France
Department of Physics, University of Warwick, Coventry, CV4 7AL, United Kingdom.