C'est auprès du grand instrument européen « Grand Accélérateur National d’Ions Lourds – Ganil » implanté à Caen, que les chercheurs de l'Iramis-Cimap explorent les effets de l'irradiation par des ions lourds sur les matériaux. Ces effets doivent en effet être maitrisés pour l'utilisation de ces matériaux en milieu hostile (nucléaire, ou spatial…), et ils peuvent aussi offrir de nouvelles possibilités pour façonner la matière à l'échelle nanométrique. Cette recherche, au cœur des compétences du CEA, concerne de multiples applications, en particulier des dispositifs électroniques : capteurs, électronique très haute fréquence, opto-électronique, LEDs… Parmi ces dispositifs, on note ceux élaborés à partir de nitrure de gallium (GaN) semiconducteur intrinsèque, mais ce composé est cependant connu pour être peu sensible aux rayonnements ionisants.
Une description fine des défauts formés dans le GaN sous irradiation par les ions lourds rapides du GANIL a été obtenue en combinant expérience et simulation grâce à une collaboration entre le CIMAP de Caen, l’IPFN de Lisbonne et l’Université d’Helsinki. Les traces latentes formées sous irradiation sont constituées de poches amorphes et de bulles de N2 qui induisent des contraintes locales. Il est ensuite montré qu’à haute fluence le niveau de dommages attendu est pourtant considérablement réduit, en raison de la recristallisation qui se produit avec le chevauchement des traces latentes, aussi bien dans les zones amorphisées que celles partiellement désordonnées. Ainsi, l'extraordinaire résistance à l'irradiation aux ions lourds du GaN est mise en évidence et expliquée, ce qui permet de le préconiser pour un usage potentiel en environnement radiatif intense ou encore comme couche mince dans les procédés d'élaboration de composants.
La nécessité d'électronique robuste fonctionnant dans des environnements extrêmes stimule la recherche d'alternatives aux dispositifs omniprésents à base de silicium. Les semi-conducteurs à large bande interdite, comme les nitrures du groupe III (InN, GaN, AlN et leurs alliages), sont notamment envisagés pour la prochaine génération d'électronique spatiale en raison de leur remarquable résistance aux rayonnements. Cependant, leur réponse est encore mal comprise face aux rayonnements fortement ionisants tels que les ions lourds hautement énergétiques ou ions lourds rapides (SHI – Swift Heavy Ion), ou dès lors que les interactions inélastiques sont majoritaires devant les interactions élastiques du projectile avec sa cible. Ces SHI, bien que minoritaires dans le rayonnement intense spatial, peuvent causer des dommages considérables. Ces nitrures III-V sont ainsi l’objet d’études approfondies au laboratoire CIMAP en utilisant ses installations d’accueil en recherche interdisciplinaire sur les faisceaux du GANIL pour simuler en laboratoire ces conditions extrêmes et mieux appréhender les processus à l’origine de modifications des propriétés d’usage.
Parmi ces nitrures, le GaN est un candidat prometteur, mais dont les mécanismes sous-jacents guidant sa résistance notamment aux ions lourds rapides, laissent de nombreuses questions ouvertes. Lors de l'impact d'un SHI, un seuil de perte d'énergie pour la formation de traces latentes partiellement amorphes dans le sillage d’un ion est observé à 15 keV/nm [3,4]. Cependant à haute fluence au-delà de ce seuil, aucune amorphisation complète n'est observée [5]. Cet écart a pu être récemment expliqué en combinant des simulations avec des expériences de microscopie électronique en transmission [1]. Les simulations, réalisées en collaboration avec des collègues de Lisbonne et Helsinki, combinent le modèle thermodynamique des deux températures (TTM) couplé à des simulations de dynamique moléculaire. Un excellent accord simulation/expérience est trouvé quant à la morphologie des traces, la structure des défauts ponctuels et étendus, les gradients de densité et les cavités observés par microscopie dans le matériau irradié (voir figure : a, b, c). À haute fluence les niveaux de dommages attendus sont pourtant considérablement réduits en raison d’une recristallisation observée lors du chevauchement de traces latentes. Cette recristallisation est due à la guérison de la plupart des défauts dans les régions initialement fondues suite au passage d’un ion, qu’elles soient partiellement désordonnées ou complétement amorphes, et explique l'extraordinaire résistance aux radiations du GaN.
Pour aller plus loin dans la description de la structure de traces, le GaN a aussi été irradié avec des molécules C20 et C60 induisant des pertes d’énergie bien supérieures au seuil susmentionné pour la formation de traces d'ions. [2] Quel que soit la taille des clusters, les deux projectiles conduisent à une transition de phase complète dans la trace et la microscopie a montré une amorphisation locale de toute la trace latente. Des études MET haute résolution à la périphérie de la trace mettent en évidence une contrainte locale dans la structure de la wurtzite du matériau initial. Les analyses par spectroscopie de perte d’énergie des électrons de la structure fine de la raie K de l'azote révèle une signature claire de la présence de N2 gazeux dans le cœur des traces, présence également prédite par des simulations numériques pour des ions de très forts pouvoirs d’arrêt électronique.
Ainsi dans le régime d’impact unique et suivant la perte d’énergie du projectile, des traces partiellement à complétement amorphes sont observées pour le nitrure GaN. La structure fine de ces traces montre l’encapsulation de bulles d'azote dans le cœur de traces, des lacunes de galium à la périphérie et des contraintes dans la matrice environnante. A haute fluence après recouvrement des trajectoires d’ions une recristallisation est observée pour faire du GaN un matériau résistant qui s’auto-guéri à chaque nouvelle trajectoire. Ces travaux couplant simulation et expérience ouvrent de nouvelles pistes quant à la compréhension et la prédiction des effets observés lors d’irradiation par des ions lourds rapides dans des matériaux qui y sont sensibles. Cette étude se poursuit notamment pour des matériaux plus complexes tels que des alliages ternaires.
Références :
[1] Unravelling the secrets of the resistance of GaN to strongly ionising radiation,
M. C. Sequeira, J.G. Mattei, H. Vazquez, F. Djurabekova, K. Nordlund, I. Monnet, P. Mota-Santiago, P. Kluth, C. Grygiel, S. Zhang, E. Alves, K. Lorenz, Comm Phys 4 (2021) 51
[2] Fullerene irradiation leads to track formation enclosing nitrogen bubbles in GaN material,
J-G. Mattei, M. Sall, F. Moisy, A. Ribet, E. Balanzat, C. Grygiel, and I. Monnet, Materialia 15 (2021) 100987
[3] Track formation in III-N semiconductors irradiated by swift heavy ions and fullerene and re-evaluation of the inelastic thermal spike model
M. Sall, I. Monnet, F. Moisy, C. Grygiel, S. Jublot-Leclerc, S. Della–Negra, M. Toulemonde, E. Balanzat, J. Mater. Sci. 50 (2015) 5214.
[4] Response of GaN to energetic ion irradiation: conditions for ion track formation
M. Karlušić, R. Kozubek, H. Lebius, B. Ban-d’Etat, R. A. Wilhelm, M. Buljan, Z. Siketić, F. Scholz, T. Meisch, M. Jakšić, S. Bernstorff, M. Schleberger and B. Šantić, J. Phys. D: Appl. Phys. 48 (2015) 325304
[5] Lattice damage produced in GaN by swift heavy ions
S. O. Kucheyev, H. Timmers, J. Zou, J.S. Williams, C. Jagadish, G. Li, Journal of Applied Physics 95 (10) (2004) 5360.
[6] Examining different regimes of ionization-induced damage in GaN through atomistic simulations, Miguel C. Sequeira, Flyura Djurabekova, Kai Nordlund, Jean-Gabriel Mattei, Isabelle Monnet, Clara Grygiel, Eduardo Alves, Katharina Lorenz, 18(49) SMALL (2002) 2102235. |
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Contacts CEA-IRAMIS : Clara Grygiel, Isabelle Monnet et Mamour Sall (CIMAP/MADIR).
Collaborations :
- K. Lorentz, M. Sequeira and E. Alves, IPFN, Instituto Superior Técnico, University of Lisbon,
- F. Djurabekova and K. Nordlund, Department of Physics, University of Helsinki, Helsinki, Finland.
- Grand Accélérateur National d’Ions Lourds – Ganil, Caen.