Il est surprenant que parmi les matériaux possédant la conductivité électrique la plus élevée on trouve les oxydes de la famille des delafossites : PtCoO2, PdCoO2, et PtCrO2. Leur structure lamellaire consiste en des couches métalliques triangulaires (Pt,Pd) confinées entre des couches isolantes formées par des octaèdres CoO2/CrO2. Ce sont des conducteurs 2D naturels remarquables puisque le libre parcours moyen (LPM) des porteurs de charge atteint des dizaines de µm à basse température.
Le régime de conductivité balistique observé dans les plans Pt/Pd est accompagné par des oscillations quantiques de magnétorésistance dans la direction perpendiculaire aux plans. La période h/e des oscillations, en fonction de l'amplitude du champ appliqué, est égale au double du quantum de flux magnétique et directement liée au confinement de l’induction magnétique entre les plans Pt/Pd dans la largeur de l’échantillon. L'explication du phénomène par le très faible niveau de rétrodiffusion de porteurs a été l’objet de multiples controverses [1]. En perturbant le système par irradiation avec des électrons de haute énergie, on prouve que c'est uniquement la perfection exceptionnelle des couches Pt/Pd, avec moins d'un défaut pour 105 sites, qui permet d'expliquer les propriétés magnéto-électriques originales des delafossites [2].
Les structures naturelles des conducteurs bidimensionnels, tels que le graphène, les surfaces des isolants topologiques (conducteurs en surface / isolant en volume) et les delafossites, ont en commun un libre parcours moyen (LPM) des électrons très élevé, révélant leur nature ondulatoire. La résistivité à basse température des delafossites, inférieure à 10 nΩ.cm correspond à un LPM de 20 µm. C'est la conséquence d’un très faible taux de rétrodiffusion des porteurs de charge. Deux explications ont été proposées de ce phénomène : la perfection de la structure cristalline de couche Pt/Pd ou une structure de bandes électroniques particulière interdisant la rétrodiffusion, à l’instar de celle des isolants topologiques.
Une collaboration de chercheurs, à laquelle est associée le LSI, montre que l’introduction contrôlée de défauts hors équilibre par irradiation aux électrons de haute énergie et la mesure in-situ de résistivité à basse température (20 K) peuvent permettre de trancher entre ces deux hypothèses. La variation de l’énergie de faisceau permet la mesure de l’énergie seuil et de la section efficace de création des défauts, paramètres indispensables pour estimer la concentration de défauts introduits par l'irradiation. Il est observé que leur énergie de formation est très élevée, ce qui en retour entraine la formation d'un très faible nombre des défauts (1 sur 105 sites) dans les échantillons non irradiés, à l'origine du très long LPM des électrons.
Sur les mêmes échantillons, le taux de défauts induits par irradiation induit le passage contrôlé du régime balistique initial, où le LPM dépasse la taille de l’échantillon, vers un régime diffusif. L'irradiation a été aussi utilisée pour l’exploration de phénomènes nouveaux, tel que les oscillations mésoscopiques de la magnétorésistance perpendiculaire aux plans Pt/Pd en fonction du champ magnétique.
La conduction dans la direction perpendiculaire aux plans est un phénomène spécifique aux delafossites. Elle implique un effet tunnel cohérent à travers les couches isolantes formées par les octaèdres CoO2 (ou CrO2). La résistivité selon l'axe cristallographique c est alors 1000 fois supérieure à celle dans les plans Pt/Pd. Pour permettre cette mesure, des échantillons colonnaires de largeur variées, allongés dans la direction c, ont êtes découpées par FIB. (voir figure).
Des mesures de magnétorésistance réalisées à 2K avec un champ magnétique parallèle aux plans Pt révèlent des oscillations périodiques en fonction de l'amplitude du champ appliqué, dont la période correspond au quantum de flux h/e (où h est la constante de Planck et e la charge de l’électron), confiné entre les couches Pt adjacentes dans la largeur de l’échantillon [3]. Des observations similaires sont obtenues sur plusieurs échantillons de largeurs variées.
La période (h/e) diffère cependant des oscillations quantiques usuellement observées : les oscillations de Shubnikov-de Haas liées à la surface de la sphère de Fermi sont périodiques en 1/B et les oscillations de Aharonov-Bohm, dont l’origine est l’interférence de deux trajectoires des électrons contournant le flux magnétique, sont périodiques en h/2e. Il s’agit donc d’un phénomène nouveau, dont la relation avec le régime de conduction balistique dans les plans Pt a pu être démontrée sous l’effet de l’irradiation : une réduction du LPM d’un facteur 20 a été produite par irradiation aux électrons de 2.5 MeV auprès de l'accélérateur SIRIUS, ce qui impose une transition du régime de conductivité balistique vers un régime diffusif. La disparition des oscillations périodiques en h/e est alors constatée dans l’échantillon irradié en régime diffusif. L’amincissement de l’échantillon jusqu’à une taille inférieure au LPM permet le retour au régime balistique, ce qui fait réapparaitre les oscillations périodiques de la magnétorésistance.
En conclusion, il est montré qu'il est possible de contrôler le régime de diffusion des porteurs par le désordre atomique induit par irradiation aux électrons. Cette méthode originale est ainsi un outil utile pour l’exploration des propriétés des matériaux quantiques. Les expériences conduites sur les delafossites montre ainsi la relation directe entre le régime d'oscillations en h/e de la magnétorésistance avec le régime balistique de conductivité dans le plans Pt/Pd.
[1]. “The properties of ultrapure delafossite metals”
A.P. Mackenzie, Rep. Prog. Phys. 80, (2017) 032501
[2] « Controlled introduction of defects to delafossite metals by electron irradiation »
V.Sunko, P.H.McGuinness, C.S.Chang, E.Zhakina, S.Khim, E.Dreyer, M.Konczykowski, H.Borrmann, P.J.W.Moll, M.König, D.A.Muller, and A.P.Mackenzie, Phys Rev X 10 (2020) 021018.
[3] “h/e oscillations in interlayer transport of delafossites”
C. Putzke, M. D.Bachmann, P. McGuinness, E. Zhakina, V. Sunko, M. Konczykowski, T. Oka, R. Moessner, A. Stern, M. König, S. Khim, A. P. Mackenzie, P. J.W.Moll, Science 368 (2020) 1234–1238.
Contact CEA-IRAMIS : Rormain Grasset et Marcin Konczykowski, Laboratoire des Solides Irradiés, LSI /SIRIUS et LSI/Nouveau Etats Electroniques)
Collaborations :
- Max Planck Institute for Chemical Physics of Solids, 01187 Dresden, Allemagne (groupe A.P. Mackenzie)
- Laboratory of Quantum Materials (QMAT), Institute of Materials, École Polytechnique Fédéral de Lausanne (EPFL), 1015 Lausanne, Suisse (groupe P.J.W. Moll)
- Laboratoire des Solides Irradiés, CEA/DRF/lRAMIS, École Polytechnique, CNRS, Institut Polytechnique de Paris, 91128 Palaiseau, France.