En 1983, iI a été prédit théoriquement par A. Schmid que toute jonction Josephson dans son état fondamental, shuntée par une résistance R de forte valeur ne devrait pas être supraconductrice mais isolante.
Même si plusieurs expériences avaient prétendu confirmer cette théorie, des physiciens du SPEC et d'universités allemandes viennent de démontrer que l'état isolant prévu n'existe pas. Ce résultat résout ainsi le paradoxe créé par la prédiction, selon lequel à la limite R infini, aucune jonction Josephson ne devrait être supraconductrice !
En 1962, Josephson prédit qu'un courant électrique peut circuler sans tension appliquée à travers une fine couche isolante séparant deux supraconducteurs. Suite à cette découverte de la « jonction Josephson » (JJ), un ensemble de dispositifs électroniques quantiques aux propriétés uniques ont fleuris : magnétomètres à SQUIDs, amplificateurs paramétriques, circuits logiques RSFQ (Rapid Single Flux Quantum), qubits supraconducteurs… Parmi ces dispositifs, l'étalon de tension Josephson a notamment permis de baser le système d'unités international sur les effets quantiques en 2019. Ces dernières années, les dispositifs électroniques quantiques basés sur une JJ ont également été très cités, du fait des recherches intenses et des énormes progrès réalisés pour la fabrication de « processeurs quantiques », capables d'effectuer certains calculs hors de portée des super-ordinateurs. Toutes ces réussites d'ingénierie témoignent du fait que le comportement des JJ semble bien compris.
Pourtant, une équipe de chercheurs de SPEC et de théoriciens allemands [1] montre, dans une publication récente pouvant paraitre surprenante, que le couplage électromagnétique d'une JJ avec une simple résistance était jusqu'à présent mal compris et incohérent.
Plus précisément, il était admis que toute jonction Josephson dans son état fondamental, shuntée par une résistance R de grande valeur ne devait pas être supraconductrice mais isolante , en raison d'une transition de phase quantique dissipative se produisant à R = RQ = h/4e² ≈ 6.5 kΩ. Cette prédiction originale, faite par A. Schmid en 1983, a été depuis amplement confirmée théoriquement et quelques expériences réalisées dans les années 90 ont prétendu avoir vérifié cette prédiction. L'article original de A. Schmid a ainsi été cité environ 400 fois et sa prédiction a été largement considérée comme incontestable.
Malgré cette unanimité, la prédiction initiale d'un état isolant induit par la dissipation dans une JJ restait troublante, car elle conduit à un paradoxe dans la limite R→∞ : pour cette limite, la résistance peut en effet, être simplement éliminée du circuit et l'on doit retrouver le résultat initial de Josephson : la JJ doit être supraconductrice, en contradiction avec la prédiction de A. Schmid. Curieusement, peu de scientifiques semblaient se soucier de cette incohérence théorique, plutôt triviale, bien qu'ancienne.
En effectuant des mesures bien contrôlées de JJ connectées à des résistances supérieures à RQ, les physiciens du SPEC et leurs collègues allemands montrent que la réponse linéaire des JJ sature à basse température, tout en conservant sans ambiguïté un caractère supraconducteur (voir Fig.1). Ces résultats expérimentaux excluent l'existence de la transition de phase prédite par A. Schmid dans les JJ.
Figure 1. (a) Symbole d'une jonction Josephson (en bleu) shuntée par une résistance R (en rouge). La jonction possède deux énergies caractéristiques, l'énergie de charge EC et l'énergie de couplage Josephson EJ.
(b) Croquis du diagramme de phase du circuit en (a), avec un état fondamental isolant prévu (en rouge pâle) dès que R > RQ = h/4e² ≈ 6.5 kΩ, et un état fondamental supraconducteur (en vert pâle) si la condition n'est pas vérifiée. Cette transition de phase prédite contredit la limite simple R→∞, où la jonction est supraconductrice. Les deux échantillons étudiés S1 et S2 sont également observés comme supraconducteurs bien que placés à l'intérieur de la phase isolante prédite.
(c) Micrographie en fausses couleurs d'un des échantillons étudié. La résistance (rouge) est constituée de chrome, et la jonction (bleu-gris, en bas) est en fait une boucle SQUID en aluminium traversée par un flux magnétique Φ, constituant une jonction Josephson avec un EJ(Φ) accordable.
(d) À basse température, la transmission (|S21|2) de gauche à droite à travers un des échantillons sature jusqu'à une valeur dépendant du flux. C'est une preuve que le SQUID reste supraconducteur.
Au-delà de l'observation expérimentale, les auteurs expliquent que la prédiction de A. Schmid n'est en fait valable que pour les systèmes à l'état « normal », mais pas pour les systèmes supraconducteurs (et donc en particulier pas pour une JJ). En effet, bien que ces deux types de systèmes (conducteur normal ou supraconducteur) soient décrits par des équations effectives 1D similaires, une différence subtile dans la topologie (linéaire vs circulaire) de la coordonnée qui décrit leur couplage à la résistance R (en tant qu'environnement dissipatif) change radicalement leur physique.
L'article résout donc cette incohérence théorique et fournit une compréhension simple et unifiée de l'interaction des JJ avec leur environnement électrique. Ce travail peut ouvrir la voie à de nouveaux dispositifs supraconducteurs à haute impédance basés sur les JJ, qui étaient auparavant considérés comme irréalisables en raison de la transition de phase prévue.
Référence :
[1] Absence of a dissipative quantum phase transition in Josephson junctions,
A. Murani, N. Bourlet, H. le Sueur, F. Portier, C. Altimiras, D. Esteve, H. Grabert, J. Stockburger, J. Ankerhold, and P. Joyez, Phys. Rev. X 10, 021003 (2020).
Contact CEA : Philippe Joyez, Quantronics Group (SPEC/GQ)
Collaboration :
- Service de Physique de l’Etat Condensé (SPEC), UMR 3680 CEA-CNRS
- Physikalisches Institut, Universität Freiburg
- Institute for Complex Quantum Systems and IQST, University of Ulm