La possible contribution des ions lourds à la formation de molécules complexes carbonées dans l’espace interstellaire : expériences et modélisations

La possible contribution des ions lourds à la formation de molécules complexes carbonées dans l’espace interstellaire : expériences et modélisations

Nous vivons dans un univers moléculaire avec plus de 200 petites molécules identifiées dans le milieu interstellaire et l'observation de molécules organiques complexes dans les atmosphères planétaires, comme les lunes de Saturne. Afin d'étudier les processus conduisant à la formation de ces molécules, une équipe du CIMAP a mené des études sur la complexification moléculaire au sein d'agrégats de molécules carbonées induite par la collision avec des ions. Les études expérimentales menées au GANIL à Caen ont été complétées par des simulations et des calculs théoriques menées dans le cadre du laboratoire collaboratif international DYNAMO. Ces études montrent le rôle particulier des collisions avec des ions et des atomes en raison de l'interaction singulière de ces particules massives avec la matière.
© Encelade mission Cassini, vue d’artiste – NASA

Les molécules identifiées dans le milieu interstellaire montrent une complexification moléculaire importante allant de la molécule de dihydrogène aux fullerènes (cage moléculaire d'atomes de carbone en forme de ballon de football) [1]. Plus proche de la Terre, la sonde Cassini, dont la mission s'est terminée en septembre 2017, a permis d'observer des molécules complexes dans l'environnement des lunes de Saturne : ainsi le brouillard orange typique de Titan est dû à la formation de particules d'aérosol dans une atmosphère de diazote et de méthane [2] et de « grandes » molécules organiques ont été observées dans les geysers émis sur Encelade [3].

Deux voies sont à considérer pour former des molécules de plus en plus complexes : la croissance moléculaire par agrégation de petites « unités », ou l'émission de molécules de toutes tailles, par fractionnement d'un amas de matière suite à un brutal apport externe d'énergie (chauffage, collision ou par irradiation). L'étude menée au Ganil porte sur des objets intermédiaires : des agrégats faiblement liés de molécules carbonées, comme les fullerènes ou les hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP, molécules généralement planaires présentant une structure en nid d’abeille). Pour ces objets, une troisième voie est aussi présente : l'activation de la formation de molécules complexes au sein de l'agrégat, suivi de leur éjection de ce réservoir de matière. Dans cette étude l'apport d'énergie, déclencheur de la formation des molécules, provient de la collision avec des ions de basse énergie. Ces ions sont en effet présents dans le vent solaire ou dans la magnétosphère de Saturne et peuvent interagir avec les atmosphères de ses lunes. L'étude s'impose d'autant plus que, si ces ions sont peu présents, leur efficacité pour « bousculer la matière » est très forte, du fait de la spécificité de l’interaction ion/matière qui résulte de la masse du projectile ionique.

Une première étude [4] montre en effet que la masse des projectiles atomiques est à l’origine d’une complexification moléculaire au sein d’agrégats de pyrène (molécule HAP). En utilisant différents ions de masse et vitesse différentes, on observe que les processus de croissance moléculaire sont favorisés par collisions avec des ions lourds et lents. C’est-à-dire, lorsque l’interaction entre le projectile ionique et les noyaux atomiques constituant les molécules (ou pouvoir d’arrêt nucléaire) domine l’interaction entre l’ion et le nuage électronique moléculaire (pouvoir d’arrêt électronique).

Dans ce régime, dominé par un fort pouvoir d’arrêt nucléaire, les collisions d'ions « lourds » (ions Ar+), dont l'énergie (3 keV) leur confère une vitesse de l'ordre de celle de la propagation d'ondes de choc dans l'agrégat initial, ont été plus particulièrement étudiées [5]. Les produits formés, lors de la collision avec des agrégats faiblement liés de fullerènes, sont majoritairement des molécules covalentes.

Spectre de masse expérimental (rouge) obtenu à l'issu de la collision entre des ions Ar+ de 3 keV avec des agrégats neutres de C60. L'unité de masse est celle du carbone 12. En bleu spectre de masse obtenu par dynamique moléculaire classique. À gauche (a et c), autour de la masse du C60+. À droite (b et d) autour du dimère [C60]2+.
Quelques structures formées à l'issue de simulations par dynamique moléculaire classique, lors de la collision entre un atome d'argon de 3 keV et un agrégat de 24 molécules de C60. À droite, le composé C1294 est la plus grande structure obtenue. Elle présente un caractère « arophatique » (assemblage de molécules aromatiques (cycliques) avec des chaines aliphatiques). De tels grains peuvent être à l'origine des bandes continues infrarouge, observées dans les spectres de lumière issus des milieux interstellaires.

Les résultats expérimentaux sont très bien reproduits par des calculs de dynamiques moléculaires classiques. Ils montrent que la collision entre le projectile et les noyaux des molécules est l’élément déclencheur de la réactivité : comme lors d’un « carreau » à la pétanque, des atomes très réactifs sont émis par la molécule impactée et vont réagir efficacement avec les molécules adjacentes de l’agrégat. Jusqu’à seize molécules peuvent réagir ensemble [6] ! Les simulations montrent aussi que les espèces formées sont de type « arophatique », avec des structures aromatiques (sous la forme de cages de fullerène plus ou moins complètes) reliées entre elles par des chaines carbonées (composés aliphatiques). De telles espèces sont considérées comme sources d’émission infrarouge sans spécificités [7].

À gauche : spectre de masse des espèces covalentes formées par la réactivité entre une molécule de fullerène et une de coronène. Les produits peuvent être précisément identifiés, pour être en accord avec l'abondance isotopique du 13C. À droite, distribution des molécules selon leur nombre d'atomes d'hydrogène (11 pour l'espèce principale). Au-dessus : une structure calculée de l’espèce C60C24H11.

En étudiant des agrégats mixtes composés d'un mélange de fullerène et de coronène (un HAP), on montre que les collisions ioniques induisent une réactivité entre les différentes espèces moléculaires présentes, conduisant à des structures complexes originales [8]. Ces espèces sont identiques à celles déjà observées au laboratoire par l’équipe de Harold W. Kroto (le découvreur du fullerène), mais sont ici produites avec un rendement très supérieur à celui résultant d'un chauffage laser [9].

L'étude montre ainsi toute la richesse de l’interaction entre des ions de faible énergie et la matière telle qu'on peut la trouver au sein des atmosphères planétaires. L'efficacité des processus mis en évidence indique qu'ils peuvent être importants dans la formation des molécules complexes, indispensables à l'émergence de la vie telle que nous la connaissons sur notre planète Terre.


Références :

[1]< « The molecular universe »,
A. G. G. M. Tielens, Rev. Mod. Phys. 85, 1021 (2013)

[2] « Titan tholins: simulating Titan organic chemistry in the Cassini-Huygens era »
M. L. Cable, S. M. Hörst, R. Hodyss, P. M. Beauchamp, M. A. Smith, P. A. Willis, Chem. Rev. 112, 1882 (2012).

[3] « Macromolecular organic compounds from the depths of Enceladus »
F. Postberg, N. Khawaja, B. Abel, G. Chobler, C. R. Glein, M. S. Gudipati, B. L. Henderson, H.-W. Hsu, S. Kempf, F. Klenner, G. Moragas-Klostermeyer, B. Magee, L. Nölle, M. Perry, R. Reviol, J. Schmidt, R. Srama, F. Stolz, G. Tobie, M. Trieloff, J. H. Waite, Nature 558, 564 (2018)

[4] “Molecular growth inside of polycyclic aromatic hydrocarbon clusters induced by ion collisions”
R. Delaunay, M. Gatchell, P. Rousseau, A. Domaracka, S. Maclot, Y. Wang, M. H. Stockett, T. Chen, L. Adoui, M. Alcamí, F. Martín, H. Zettergren, H. Cederquist, B. A. Huber, J. Phys. Chem. Lett. 6, 1536 (2015)

[5] “Solar wind shock wave gives ions a push”
K. Wright, Physics 11, 83 (2018).

[6] “Shock-driven formation of covalently bound carbon nanoparticles from ion collisions with clusters of C60 fullerenes”
R. Delaunay, M. Gatchell, A. Domaracka, L. Adoui, H. Zettergren, H. Cederquist, P. Rousseau, B. A. Huber, Carbon 129, 766 (2018)

[7] “Mixed aromatic-aliphatic organic nanoparticles as carriers of unidentified infrared emission features”
S. Kwok, Y. Zhang,Nature 479, 80 (2011).

[8] “Ion collision-induced chemistry in pure and mixed loosely bound clusters of coronene and C60 molecules”
A. Domaracka, R. Delaunay, A. Mika, M. Gatchell, H. Zettergren, H. Cederquist, P. Rousseau, B. A. Huber, Phys. Chem. Chem. Phys. 20, 15052 (2018)

[9] “Metallofullerene and fullerene formation from condensing carbon gas under conditions of stellar outflows and implication to stardust”
P. W. Dunk, J.-J. Adjizian, N. K. Kaiser, J. P. Quinn, G. T. Blakney, C. P. Ewels, A. G. Marshall, H. W. Kroto, Proc. Natl. Acad. Sci. USA 110, 18081 (2013).

Contact CEA-IRAMIS : Patrick Rousseau (Equipe AMA., CIMAP).

Collaboration :


Le Laboratoire LIA-DYNAMO (Laboratories International Association – “Fragmentation dynamics of complex molecular systems”) rassemble l'équipe AMA du CIMAP (Normandie Université, ENSICAEN, UNICAEN, CEA, CNRS) et des équipes du « Department of Physics » de l'Université de Stockholm (Suède) et du « Departamento de Quimica de l'Université Autonome de Madrid (Espagne).

Son objectif est l’étude de systèmes moléculaires complexes de taille nanométrique et de leur interaction avec les rayonnements ionisants. Des outils expérimentaux permettant la manipulation contrôlée en phase gazeuse de tels systèmes et des modélisations atomistiques sont développées et mises en œuvre par les partenaires. Une compréhension à l’échelle moléculaire des processus fondamentaux de l’endommagement induit par les radiations peut être tirée des systèmes étudiés, ce qui présente un grand intérêt en astrophysique et astrochimie.