Le graphène est un matériau carbonné bidimensionnel aux propriétés structurales, électroniques et de conduction thermique originales que l'on cherche à exploiter. Au-delà de la simple utilisation de feuillets de graphène (pour l'électronique haute fréquence, ou en tant qu'anode d'accumulateurs…), d'autres applications sont aussi envisagées, pour lesquelles le feuillet de graphène doit être nanostructuré, pour améliorer ses propriétés optiques ou catalytiques ou permettre la réalisation de capteurs ciblés.
Une collaboration du LSI avec des équipes italiennes de l’Université de Bologne et du Politecnico de Turin, ainsi que l’équipe allemande de l’accélérateur d’ions lourds du GSI (Darmstadt) propose une technique originale d'irradiation aux ions lourds rapides d'un monofeuillet de graphène pris en sandwich dans un système multicouche polymère-graphène-cuivre. Le traitement chimique, mis au point au LSI, rend possible l’obtention d’un graphène nanoporeux 2D supporté, robuste et facilement manipulable. La méthode de synthèse nécessite peu d’étapes et est facilement industrialisable sur de grandes surfaces.
Le graphène « nanoporeux » est constitué d'un simple feuillet de graphène avec une distribution de trous de taille nanométrique aléatoirement distribués. Un tel feuillet peut alors être considéré comme un réseau dense de nanobandes de graphène interconnectées, ce qui confère au matériau de multiples propriétés, sources d'applications potentielles telles que l’ouverture du gap (transistors à effet de champ), l’amélioration des propriétés optiques, catalytiques et sensorielles inhérentes au graphène [1], ou encore des propriétés de nanofiltration. Il ouvre ainsi la voie à de nombreuses idées de développement technologiques : condensateurs électrochimiques, systèmes de filtration interactifs permettant le séquençage de l’ADN [2] ou le dessalement d’eau de mer [3].
De multiples stratégies de synthèses ont été développées pour produire et contrôler des réseaux de trous dans le graphène monofeuillet. Que ce soit par attaque oxydative plasma ou UVs, par lithographie ou par attaque chimique, ces méthodes, majoritairement basées sur des techniques de masquage, sont limitées à de petites surfaces traitées et nécessitent de nombreuses étapes de fabrication. De plus, le graphène poreux résultant est une membrane 2D non supportée extrêmement fragile.
Les méthodes d'élaboration par irradiation évitent le masquage. Cependant les bords de trous obtenus par irradiation de faisceaux d’électrons ou d'ions focalisés, montrent une structure modifiée ou amorphe qui nuit aux propriétés physiques remarquables attendues. Autre inconvénient, un tel traitement reste limité à de petites surfaces.
L’irradiation aux ions lourds rapides d’échantillons de graphène supporté (SiO2, SrTiO3, polymère) et autosupporté est une autre méthode, étudiée par une autre équipe de l’IRAMIS (CIMAP), qui permet de traiter aisément de plus grandes surfaces. L'étude des conditions d'irradiation montre que lorsque l’angle d’irradiation est normal à la surface de l’échantillon, la formation de trous sur la surface « graphène » est observée, ainsi que des excroissances sur le matériau support. Par contre, si l’irradiation est rasante, de petites ouvertures par coupures du réseau graphitique corrélées aux défauts créés en surface du substrat sont observées, le graphène étant généralement replié en bord de trous [4].
L'expertise en irradiation de l'équipe du LSI a permis de proposer un procédé un peu plus élaboré, afin d'obtenir des bords de trous nets : après croissance des feuillets de graphène sur un substrat de cuivre, ceux-ci sont recouverts par « spin coating », par une fine couche de polymère (ici du PMMA). Le système multicouche polymère/graphène/cuivre est ensuite irradié en incidence normale du côté polymère de l’échantillon sur la plateforme internationale GSI-FAIR en Allemagne. Les ions sélectionnés sont suffisamment lourds et rapides (200Au de 1.12 GeV) pour créer des traces d’endommagement rectilignes, cylindriques et homogènes sur toute la couche polymère et traversant la feuille de graphène. Les traces d’endommagement laissées par les ions lourds rapides dans la matrice polymère sont ensuite révélées chimiquement.
Après la révélation chimique des traces d’endommagement en conditions douces, la feuille de cuivre est dissoute dans une solution de sels ferriques à température ambiante. Le résultat est un graphène nanoporeux 2D supporté, robuste et pouvant être aisément manipulé. Cette méthode de synthèse nécessite peu d’étapes et est industrialisable sur des substrats de grande surface.
Les deux faces de la membrane obtenue ont été caractérisées par AFM en mode « peak force tapping », où l'on observe l’ouverture des traces de part et d’autre de la bicouche polymère-graphène. Le graphène est donc effectivement percé après une irradiation normale à la surface, avec des bords des trous non repliés. La signature de la présence chimique du graphène nanoporeux monofeuillet sur substrat polymère a été contrôlée par spectrométrie Raman de surface. Les qualités de transport électrique ont ensuite été évaluées par des mesures de résistivité, de magnétorésistance et par spectrométrie Raman de surface [5]. Les mesures de magnétorésistance montrent en particulier des effets de cohérence quantique près de la température ambiante, effet spécifique au graphène nanostructuré.
Ces caractérisations montrent que le procédé d'élaboration par irradiation d'ions lourds permet bien d'obtenir des feuillets de graphène nanostructurés sur polymère de bonne qualité que l'on peut maintenant exploiter. Sur le procédé d'élaboration, il reste encore des questions en suspens pour comprendre le rôle de chaque paramètre : quel rôle joue le confinement du graphène, l’interaction ion-graphène à 90° dans cette configuration, la densité électronique du substrat, le rôle de l’attaque chimique au niveau de l’interface graphène-cuivre… ? Des calculs ab-initio pourraient répondre à un certain nombre de ces questions.
Références :
[1] Nanoporous graphene materials,
W. Yuan, J. Chen, G. Shi, Materials Today 17, 2, 77-85 (2014).
[2] Nanopore sensors for nucleic acid analysis
B. M. Venkatesan, R. Bashir, Nature Nanotechnology 6, 615–624 (2011).
>[3] Water Desalination across Nanoporous Graphene
D. Cohen-Tanugi, J.C. Grossman, Nano Lett. 12, 7, 3602–3608 (2012).
>[4] « Unzipping and folding of graphene by swift heavy ions »
S. Akcöltekin, H. Bukowska, T. Peters, O. Osmani, I. Monnet, I. Alzaher, B. Ban d’Etat, H. Lebius et M. Schleberger, Applied Physics Letters 98, 103103 (2011).
Nanostructuring graphene by dense electronic excitation,
O. Ochedowski, O. Lehtinen, U. Kaiser, A. Turchanin, B. Ban-d’Etat, H. Lebius, M. Karlusic, M. Jaksic et M. Schleberger, Nanotechnology 26 465302 (2015).
[5] « Large area fabrication of self-standing nanoporous graphene-on-PMMA substrate”
M.-C. Clochard, G. Melilli, G. Rizza, B. Madon, M. Alves, J.-E. Wegrowe, M.-E. Toimil-Molares, M. Christian, L. Ortolani, R. Rizzoli, V. Morandi, V. Palermo, S. Bianco, F. Pirri, M. Sangermano, Materials Letters 184, 47–51 (2016).
Contact CEA-IRAMIS : Marie-Claude Clochard (LSI/PCnano).
Collaboration :
- M. Sangermano, S. Bianco, F. Pirri : Politecnico di Torino, Dipartimento di Scienza Applicata e Tecnologia, 10129 Torino, Italy
- M. Christian, L. Ortolani, R. Rizzoli, V. Morandi : CNR-IMM Sezione di Bologna, via Gobetti 101, 40129 Bologna, Italy
- M. Christian, V. Palermo : CNR-ISOF, via Gobetti 101, 40129 Bologna, Italy
- M-E. Toimil-Molares : Materials Research Department, GSI Helmholtz Centre for Heavy Ion Research Planckstr. 1, 64291 Darmstadt, Germany.