Pas de poudreuse dans l’espace interplanétaire !

Pas de poudreuse dans l’espace interplanétaire !

Sur Terre, les couches de neige fraiche se transforment lentement sous l'influence du vent, des variations de température ou de l'humidité ambiante en glace compacte. Mais dans l'espace interplanétaire ? L'agglomération initiale d'eau gelée sur les satellites et les comètes ne reste-t-elle pas éternellement une neige/glace « fraiche » ?

Les chercheurs du CIMAP (et al.) montrent que l'irradiation par les ions lourds, bien que minoritaire dans l'irradiation globalement reçue, est particulièrement efficace pour transformer la glace « fraiche » et cristallisée en glace amorphe et compacte. Il est remarquable que c'est uniquement sous cette forme que l'on trouve la glace dans l'espace, autour des grains interstellaires ou encore au cœur des comètes.

Comète de Halley, composée à plus de 80 % d’eau, vue par la sonde Giotto (14 mars 1986).

Influence des ions lourds composant le rayonnement cosmique sur la glace interstellaire

Une équipe pluridisciplinaire rassemblant des chercheurs du CIMAP, de l’IAS, de l’IPN d’Orsay, et de l’Université Catholique PUC de Rio de Janeiro a étudié au GANIL les changements de phase et la pulvérisation d’échantillons de glace d’eau irradiés par des faisceaux d’ions lourds. L’étude publiée dans la revue Astronomy & Astrophysics met en évidence l’amorphisation et la compaction des glaces interstellaires et planétaires induite par les ions lourds composant le rayonnement cosmique, ainsi que leur rôle prépondérant dans la libération de molécules d’eau dans le vide.

Le contexte

L’eau est présente sous forme de molécules libres dans l’espace interstellaire et en phase condensée à la surface de planètes, des satellites et des comètes. Le rayonnement cosmique induit la formation de nouvelles molécules, une modification de l’organisation moléculaire des glaces et l’éjection de molécules vers le vide. Parmi les particules présentes dans le rayonnement cosmique, les ions lourds de très grande énergie, bien que minoritaires en abondance, ont un impact majeur du fait de leur très grande efficacité. L’étude au moyen de faisceaux d’ions lourds de la modification de la structure et de la pulvérisation d’échantillons de glace d’eau permet de caractériser leur influence sur l’évolution de la matière interstellaire, en support aux observations spatiales.

L’expérience

En laboratoire, de la vapeur d’eau est condensée à la surface d’un substrat maintenu à basse température sous la forme d’une fine couche de glace cristalline ou directement amorphe (à très basse température, la glace formée par condensation est désordonnée et poreuse). L’échantillon de glace est ensuite refroidi jusqu’à des températures de quelques degrés Kelvin pour simuler les environnements astrophysiques. La glace formée est alors soumises à des flux d’ions lourds de nature, d’intensité et d’énergies différentes délivrés par les accélérateurs du GANIL.

Les effets de l’irradiation par les ions lourds sont finalement étudiés en fonction de la température par spectroscopie infrarouge en mesurant l’amplitude des structures observées dans les spectres d’absorption : ces structures sont associées aux vibrations de molécules présentent dans l’échantillon de glace et la variation de leur intensité permet de caractériser l’évolution structurale de la glace et de déterminer le nombre de molécules réémises vers le vide. L’ensemble des opérations est effectué in-situ au moyen un dispositif mis au point par le CIMAP.

Aperçu du dispositif expérimental mis en œuvre au GANIL pour étudier au moyen d’un spectromètre laser infrarouge l’évolution de la structure et la pulvérisation d’échantillons de glace bombardés par des ions lourd.

Les résultats

Sous irradiation par des ions lourds, quel que soit l’état initial de la glace, cristallin ou amorphe et poreux, l’irradiation conduit vers un même état : une glace amorphe compacte. La compaction étant cependant trois fois plus efficace que l’amorphisation de la phase cristalline. Ainsi, quels que soient les mécanismes de formation de la glace d’eau dans le milieu interstellaire et indépendamment de la nature des rayons cosmiques, la structure des glaces évolue vers une phase compacte, ce qui permet d’expliquer le fait qu’aucune glace amorphe poreuse n'ait été observée jusqu'à présent.

Les mesures d’émission de molécules d’eau vers le vide confirment par ailleurs que le rendement de pulvérisation augmente comme le carré de la quantité d’énergie cédée par l’ion lors de son ralentissement dans la glace et ce, sur près de trois ordres de grandeur. Avec des rendements de pulvérisation approchant 10000 molécules éjectées par impact, et malgré une faible abondance relative des ions de haute énergie dans le rayonnement cosmique, leur contribution à la réinjection vers la phase gazeuse des molécules d’eau ne peut donc être négligée.

En haut, spectres d’absorption obtenus à l’aide d’un laser infrarouge pendant le bombardement d’un échantillon de glace refroidit à 13,6 K par des ions lourds de nickel-58 à différentes fluences (exprimées en ions/cm2). La structure centrale proéminente qui caractérise la structure cristalline de l’échantillon de glace avant irradiation, voit son amplitude diminuer à mesure que la fluence du faisceau d’ions augmente, mettant en évidence l’amorphisation progressive de la glace sous l’effet du bombardement par le faisceau d’ions.

En bas, cette évolution est suivie au cours de l’irradiation par la variation d’intensité de l’absorption de la lumière infrarouge en fonction de la fluence du faisceau d’ions. On observe dans un premier temps une baisse d’intensité associée à l’amorphisation de la glace (courbe en pointillé rouge), puis en fin d’irradiation une baisse liée à l’éjection des molécules d’eau sous forme gazeuse (phénomène de pulvérisation, courbe en trait plein bleu).


Référence :

Heavy ion irradiation of crystalline water ice – Cosmic ray amorphisation cross-section and sputtering yield
E. Dartois, B. Augé, P. Boduch, R. Brunetto, M. Chabot, A. Domaracka, J. J. Ding, O. Kamalou, X. Y. Lv, H. Rothard, E. F. da Silveira and J. C. Thomas, Astronomy & Astrophysics, 576, A125 (2015).

Contact CIMAP : Philippe Boduch et Hermann Rothard : Centre de Recherche sur les Ions, les Matériaux et la Photonique, CIMAP, UMR 6252 – CEA/CNRS/ENSICAEN/Université́ de Caen-Basse Normandie

Contact IAS : Emmanuel Dartois. Les thématiques de l'IAS-Orsay.

Collaboration :


Sur la même thématique, l'équipe du CIMAP vient de montrer le rôle possible de l'irradiation par des ions oxygène de quelques keV, pour la formation de molécules complexes. Ceci pourrait expliquer la détection de molécules d'anthracène et des hydrocarbures aromatiques polycycliques, au cours de la mission Cassini-Huyghens (2010) sur Titan :

Molecular growth inside of polycyclic aromatic hydrocarbon clusters induced by ion collisions
R. Delaunay1, M. Gatchell2, P. Rousseau1, A. Domaracka1, S. Maclot1, Y. Wang3,5, M. H. Stockett2, T. Chen2, L. Adoui1, M. Alcamí3,5, F. Martín3,4,5, H. Zettergren2, H. Cederquist2 et B. A. Huber1, J. Phys. Chem. Lett. (2015).

1. Centre de recherche sur les ions, les matériaux et la photonique (CIMAP)
2. Department of Physics, Stockholm University, AlbaNova University Center
3. Departamento de Quimica, Universidad Autonoma de Madrid
4. Condensed Matter Physics Center (IFIMAC), Universidad Autonoma de Madrid,
5. Instituto Madrileño de Estudios Avanzados en Nanociencias (IMDEANanociencia), Madrid

Communiqué CNRS, actualité INP : « Des collisions avec des ions pour la croissance de molécules au sein d’un agrégat« , (Août 2015).