S. Haessler, J. Caillat, W. Boutu, C. Giovanetti-Teixeira, T. Ruchon, T. Auguste, Z. Diveki, P. Breger, A. Maquet, B. Carré, R. Taïeb & P. Salières,
Visualiser le mouvement des électrons dans la matière demande d'avoir simultanément une résolution spatiale de l'ordre du dixième de nanomètre et une résolution temporelle à l'échelle attoseconde (1 as = 10-18 s). L'imagerie d'orbitale utilisant la « capture d'image » ultra-rapide par émission attoseconde en champ laser intense ouvre une voie vers cet objectif très ambitieux. Les chercheurs d'une collaboration entre l'IRAMIS-SPAM, le LCPMR de l'Univ. Paris 6 et du CNRS (UMR 7614) démontrent, par une série d'expériences réalisées au CEA-Saclay, la possibilité de cette imagerie « subnanomètre-attoseconde » dans le cas de la molécule d'azote N2.Dans la matière, les électrons évoluent à une échelle de temps ultra-courte : l'attoseconde (as). Selon une vision classique, la période de révolution de l'électron sur la première orbite de Bohr de l'atome d'hydrogène est typiquement de 150 as ; un système excité en couche interne se relaxe par réarrangement électronique en quelques femtosecondes, ou moins (désexcitation Auger). De même, une excitation large bande cohérente produit un paquet d'ondes électronique (POE), lié ou libre, dont la dynamique est à l'échelle attoseconde.
Dans une molécule, la déformation ultra-rapide du nuage électronique – par exemple en présence d'une excitation laser ou encore au cours d'une réaction chimique – déclenche le mouvement des noyaux (vibration, dissociation). A son tour, ce mouvement entraîne la distorsion des orbitales électroniques à des échelles de temps femtoseconde (1 fs = 10-15 s), l'échelle spatiale de la distorsion étant le dixième de nanomètre (10-10 m ou Angström).
L'étude la plus avancée de la dynamique moléculaire pourra donc se fixer comme objectif de suivre la distorsion des orbitales à ces échelles d'espace et de temps extrêmes. L'imagerie d'orbitales utilisant la dynamique électronique dans un champ laser pourrait ouvrir dans ce sens des perspectives très prometteuses.
Dans un atome ou une molécule (en phase gazeuse) soumis à un champ laser intense, le cortège électronique suit une séquence en trois étapes :
- i) ionisation tunnel qui produit un paquet d'ondes électronique (POE) quasi-libre dans le continuum,
- ii) accélération du POE jusqu'à des énergies pouvant atteindre 100 eV,
- iii) recollision du POE avec le cœur ionique.
Au cours de la recollision, la recombinaison radiative du POE avec le cœur donne lieu à l'émission d'impulsions de lumière de durée attoseconde dans l'extrême-UV par génération d'harmoniques.
En 2004, Itatani et al. [i] ont proposé d'utiliser la recollision du POE comme sonde de l'orbitale moléculaire dont le POE est issu. La sonde-POE est ultra-brève (centaine d'attosecondes), sa résolution spatiale est donnée par la longueur d'onde de de Broglie du POE, de l'ordre de 0.1 nm. L'information sur l'orbitale est encodée dans l'émission attoseconde, plus précisément dans le dipôle qui couple l'orbitale moléculaire active au POE d'impulsion k. On y accède en analysant complètement, en amplitude et en phase, la lumière émise dans un large domaine spectral, pour plusieurs angles d'alignement de la molécule (linéaire) par rapport au champ laser. Itatani et al. ont montré que l'on peut alors, en principe, reconstruire l'orbitale à l'aide d'une procédure tomographique (inversion du dipôle entre l'espace réciproque des impulsions k et l'espace réel).
Depuis plusieurs années, le groupe Attophysique a développé des techniques très performantes pour caractériser complètement, et contrôler, l'émission attoseconde dans les atomes [2] et les molécules [3]. Dans le travail récent publié dans Nature Physics [4], la première reconstruction purement expérimentale des orbitales stationnaires HOMO et HOMO-1 dans la molécule d'azote N2 est présentée.
La figure a) montre une image en amplitude et en phase de l'orbitale HOMO « exacte » (symétrie σg), issue d'un calcul Hartree-Fock. En b), la même orbitale reconstruite à partir des observations expérimentales avec les harmoniques d'ordre 17 à 31 (fréquences spatiales k entre 18 nm-1 et 30 nm-1). L'orbitale reconstruite, si elle ne « colle » pas parfaitement avec l'orbitale exacte, présente la structure caractéristique – distance internucléaire, lobes positif/négatif – en amplitude et en signe. La résolution spatiale, de l'ordre de 0.1 nm, est fixée par l'intervalle fini des fréquences spatiales k. La figure c) montre la même orbitale reconstruite théoriquement en simulant la procédure expérimentale, i.e. en ne conservant que les fréquences spatiales accessibles expérimentalement. L'excellent accord entre b) et c) valide l'imagerie d'orbitales par la méthode tomographique utilisant l'émission attoseconde en champ laser.
Dans la même étude, nous avons pu capturer une « image » de la dynamique électronique attoseconde dans la molécule. En effet, l'ionisation produit un « trou » dans la fonction d'onde liée, localisé spatialement (superposition cohérente des « trous » dans les orbitales HOMO et HOMO-1), qui oscille avec une périodicité de 3 fs. Nous avons pu reconstruire deux images de ce trou, avec une résolution temporelle suffisante de 600 as. Ces premières images, purement expérimentales, de dynamique attoseconde dans une molécule montrent le potentiel, qui n'était pas encore établi, de l'imagerie tomographique utilisant la recollision du paquet d'ondes en champ laser.
Dans la suite, nous chercherons à augmenter la résolution spatiale de l'imagerie, d'une part en étendant le domaine spectral (émission attoseconde induite par un laser dans l'infrarouge moyen), d'autre part en contrôlant la recollision du POE à l'aide d'un second champ laser. Nous imagerons également la distorsion des orbitales dans des processus dynamiques tels que la dissociation moléculaire.
Ce programme est financé par le contrat ANR-blanc ATTOWAVE, en collaboration avec l'Institut des Sciences Moléculaires d'Orsay (ISMO), le Laboratoire de Chimie-Physique Matière et Rayonnement (Université P. & M. Curie) et le CELIA-Bordeaux.
Références :
[1] Itatani, J. et al., Nature 432, 867-871 (2004)
[2] Mairesse, Y. et al., Science 302, 1540-1543 (2003)
[3] Boutu W. et al., Nature Phys. 4, 545-549 (2008)
[4] Attosecond imaging of molecular electronic wavepackets S. Haessler, J. Caillat, W. Boutu, C. Giovanetti-Teixeira, T. Ruchon, T. Auguste, Z. Diveki, P. Breger, A. Maquet, B. Carré, R. Taïeb & P. Salières, Nature Physics 6 (2010) 200. |
– Voir aussi :
- Commentaire « News and Views » de Nature Physics :
« Ultrafast science: Towards a one-femtosecond film »,
O. Smirnova and M. Ivanov, Nature Physics 6 (2010) 159. -
Communiqué de presse CEA-CNRS : Première « photographie » d'électrons en mouvement dans une molécule
(voir aussi communiqué CEA en ligne)
- Le fait marquant précédent sur cette thématique (mai 2008) :
Des molécules pour contrôler les impulsions lumineuses à l'échelle attoseconde
- « Des flashs toujours plus courts », P. Salières, T. Ruchon et B. Carré,
Les Dossiers de La Recherche, N°38, Février 2010, p.60-64.
- L'article du Monde daté du 27 février 2010
* CEA-Saclay, IRAMIS, Service des Photons, Atomes et Molécules, Groupe Attophysique, 91191 Gif-sur-Yvette, France
+§Laboratoire de Chimie Physique-Matière et Rayonnement, UMR 7614, CNRS & UPMC Univ. Paris 06, 11 rue Pierre et Marie Curie, 75231 Paris Cedex 05, France.