Coexistence de la ferroélectricité et du magnétisme dans le composé multiferroïque BiFeO3

Coexistence de la ferroélectricité et du magnétisme dans le composé multiferroïque BiFeO3

Delphine Lebeugle, Dorothée Colson, Anne Forget, Michel Viret (IRAMIS/SPEC CEA-Saclay)
Arsen Goukassov, Alexandre Bataille (IRAMIS/LLB CEA-Saclay)

Les matériaux magnétiques sont aujourd’hui massivement utilisés dans le stockage dynamique de l’information (disques durs, têtes de lecture). Pour ces applications, ils sont le plus souvent mis en œuvre sous forme de couches minces. Ce résultat a été atteint après la naissance de l’électronique de spin ou « spintronique » et la découverte de la magnétorésistance géante. Plus récemment, une nouvelle voie de recherche s’est ouverte concernant les matériaux multiferroïques dans lesquels ordre magnétique et ordre ferroélectrique coexistent, les deux aspects étant couplés. Avec de tels matériaux, le traitement de l’information dans des mémoires RAM pourrait s’effectuer par le biais de l’aimantation et de la polarisation électrique (piloter ou lire l’aimantation locale par l’application d’un champ électrique, ou la polarisation électrique locale par un champ magnétique). Il reste cependant encore tout un travail de recherche fondamental à effectuer, pour comprendre la nature des interactions et des mécanismes responsables du couplage entre les deux types d’ordre. C’est dans ce cadre, que s’inscrivent les récents résultats obtenus au SPEC qui montrent qu’un champ électrique est à même d’influencer le magnétisme dans le composé BiFeO3.


L’utilisation potentielle des matériaux multiferroïques nécessite des composés de haute pureté, de très grande résistivité, possédant un ordre magnétique et électrique couplés et des températures de transitions ordre-désordre (magnétique et électrique) les plus élevées possible. A ce titre le composé BiFeO3 est potentiellement intéressant car c’est le seul oxyde multiferroïque possédant des températures de transition bien au dessus de la température ambiante. Il a donc été expérimentalement très étudié durant ces trois dernières années.

C’est dans ce contexte que des chercheurs du Service de Physique de l’Etat Condensé (SPEC), en collaboration avec le Laboratoire Léon Brillouin (LLB), ont étudié le composé BiFeO3 synthétisé sous forme de céramiques puis sous forme de monocristaux de très grande pureté et très résistifs (Figure 1). L’étude détaillée a nécessité l’utilisation de plusieurs techniques : la diffraction des rayons X, la réponse ferroélectrique (cycles de polarisation), l’imagerie optique en lumière polarisée, les mesures magnétiques par magnétométrie Squid, la spectroscopie Mössbauer et la diffraction de neutrons au réacteur Orphée.

Du point de vue de la structure, les récentes mesures effectuées sur un monocristal de BiFeO3 sur le diffractomètre « Super-6T2 » au LLB-Saclay confirment les premières données obtenues sur poudre dans les années 80 par une équipe polonaise montrant que les ions Fe3+ sont ordonnés anti-ferromagnétiquement (structure de type G) et que leurs moments décrivent une cycloïde. La période mesurée est de 64 nm (Fig.2). L’étude d’un échantillon monocristallin offre de plus la possibilité de trancher sans ambiguïté sur la nature exacte de la structure périodique à température ambiante (cycloïde circulaire, elliptique ou onde de densité de spin) en faveur de la cycloïde circulaire.

Fig.1 : Monocristal millimétrique de BiFeO3 monodomaine ferroélectrique/ferroélastique observé en lumière polarisée. En surimpression, la structure cristalline pseudo-cubique du composé avec la polarisation spontanée Ps orientée suivant la direction [111]. (atomes de bismuth en rose, fer en bleu, oxygène en vert). Le plan rose correspond au plan de la plaquette monocristalline orienté suivant la direction [010].

Concernant ses propriétés, la qualité du cristal élaboré a permis de mesurer une polarisation intrinsèque du BiFeO3 monocristallin à température ambiante de 100 μC/cm2, faisant de ce composé le ferroélectrique ayant la polarisation la plus élevée (au dessus de celles de composés technologiquement importants comme le BaTiO3 ou le PZT).

Enfin, Il a été possible d’effectuer les premières mesures de l’effet du champ électrique sur l’ordre magnétique dans un monocristal multiferroïque. Celles-ci montrent à température ambiante que l’application d’un champ électrique entraîne une modification importante des domaines ferroélectriques, ferroélastiques et antiferromagnétiques [1]. En particulier, le basculement de la polarisation électrique de 71° lors du retournement électrique de l’échantillon induit un basculement du plan de rotation des moments antiferromagnétiques décrivant la cycloïde (figure 3). Ces mesures représentent la première mise en évidence d’un couplage fort entre domaines magnétiques et ferroélectriques dans le composé massif multiferroïque BiFeO3.

Fig.2 : Schéma de la structure antiferromagnétique de BiFeO3, les moments magnétiques décrivent une cycloïde avec une période de 64 nm.

Cette étude démontre qu’un champ électrique est à même d’influencer le magnétisme de BiFeO3 et ouvre ainsi la porte à la réalisation d’un dispositif de commutation d’une fine couche magnétique déposée sur le cristal et couplée par « couplage d’échange ». La démonstration d’un tel effet pourrait mener ensuite à la réalisation d’un élément mémoire lu magnétiquement et écrit à l’aide d’une tension électrique, combinant ainsi les avantages des deux effets. Pour les applications technologiques, la mise en œuvre de ce composé se fera sous forme de films minces : ceci tenant compte de l’excellente maîtrise acquise aujourd’hui pour réaliser des dépôts d’oxydes en couches minces. Par ailleurs, une des voies permettant de modifier les propriétés électriques et magnétiques de BiFeO3, et leur couplage, est d’utiliser la déformation de la couche sous l’influence du substrat (déformation épitaxiale). Il est ainsi certain que les résultats présentés ici sur le matériau massif motiveront de nouvelles études sur les propriétés du matériau en couches minces.

Fig.3 : Représentation schématique des plans de rotation des moments magnétiques et des cycloïdes de vecteur de propagation k1 pour les deux domaines ferroélectriques séparés par une paroi (en gris). Sous un champ électrique (E), la polarisation électrique P[111] bascule partiellement à 71° (P[1-11] ) entraînant le basculement du plan de rotation des moments magnétiques.

Références :

[1] Electric-field-induced spin-flop in BiFeO3 single crystals at room-temperature
D. Lebeugle, D. Colson, A. Forget, M. Viret, A.Bataille, A. Goukassov, accepté à Phys Rev Lett.
arXiv:0802.2915

[2] Room temperature coexistence of large electric polarization and magnetic order in BiFeO3 single crystals
D. Lebeugle, D. Colson, A. Forget, M. Viret, P. Bonville, J-F Marucco, S. Fusil, Phys. Rev. B 76, 024116 (2007).

[3] Very large spontaneous polarization in BiFeO3 single crystals at room temperature and its evolution under cycling field
D. Lebeugle, D. Colson, A. Forget, M. Viret, Appl. Physics Lett. 91 22907 (2007).

Voir aussi le fait marquant 2007 de l’IRAMIS/LLB :
« Quand propriétés magnétiques et électriques se rencontrent : les matériaux multi-ferroïques« .