Jean-Jacques Benattar, Michael Nedyalkov et Fuk Kay Lee (DRECAM/SPEC)
Le développement de matériaux et de composants nanostructurés connaît aujourd’hui un essor considérable en raison de leurs propriétés particulières (nouvelles propriétés physiques ou chimiques, miniaturisation, stockage de l’information). Cependant la réalisation de ces nanostructures n’est pas une affaire simple, la première difficulté étant de manipuler la matière à l’échelle atomique. Pour ceci, on tire souvent parti de l’organisation spontanée de la matière comme lors de simples dépôts. Mais la réalisation d’architectures atomiques, même élémentaires, reste le plus souvent un défi et il faut beaucoup d’ingéniosité pour imaginer de nouvelles voies, simples et efficaces, qui permettront d’atteindre ce stade ultime de la miniaturisation. Il est ici proposé d’utiliser toutes les potentialités d’organisation de la matière dans la couche extrêmement fine constituant la paroi d’une bulle de savon.
Nous avons tous observé les reflets changeants des irisations des bulles de savon qui traduisent les variations d’épaisseur du film. Après drainage de la totalité de l’eau, cette paroi forme un film libre bi-moléculaire de tensioactifs, appelé aussi film noir car son épaisseur moléculaire ne lui permet plus de réfléchir la lumière. Ces systèmes sont bien définis et très organisés. Au delà des premières études de leurs propriétés macroscopiques, les découvertes récentes montrent le fort potentiel d’auto-organisation des molécules tensioactives qui permet la construction d’assemblages aux propriétés variées.
Nanoparticules organisées dans les films noirs
Les films noirs se composent de deux parois moléculaires opposées dont le cœur aqueux se réduit à une couche d’hydratation des têtes polaires [1,2]. La structure de ces films a été obtenue par réflectivité X qui donne accès avec une grande précision aux épaisseurs, densités et rugosités des structures en couches. Nous avons récemment montré [3,4] qu’il était possible, à l’aide d’un deuxième tensioactif, d’insérer des protéines solubles (ou insolubles, comme les protéines membranaires) au sein d’un film noir. Plus récemment nous avons montré que des nanoparticules (nanotubes, fullerènes, particules d’argent ou encore agrégats d’or ou de silice, etc…) pouvaient aussi être insérés dans le cœur aqueux en utilisant deux méthodes distinctes : diffusion de la solution vers le film induite par la différence de potentiel chimique ou attraction électrostatique en utilisant des surfactants chargés. Dans ce dernier cas, lors du drainage de l’eau, les nanoparticules s’organisent dans le film comme cela a déjà été observé pour les protéines.
Transfert de films auto assemblés sur des substrats solides
Quoi de plus fragile qu’une bulle de savon ? Si l’on veut envisager des applications comme la réalisation d’un capteur, il faut pouvoir conserver le film organisé, une voie étant de le déposer sur des substrats solides. Nous avons réussi pour la première fois à transférer, sans en altérer la structure, un film constitué d’une bicouche d’un tensioactif simple (C12E6) sur la surface d’un cristal de silicium. Le schéma ci-contre montre le principe du transfert de film : a) Le dispositif est enfermé dans une cellule de verre hermétique à pression atmosphérique remplie d’une solution maintenant une atmosphère saturée. Une plaque poreuse, pour permettre le drainage du film, percée en son centre pour l’injection d’air sert de support à la bulle initiale. b) Après drainage de l’eau, le film constituant la bulle devient un film noir. Une plaque de silicium hydrophobe est alors lentement abaissée jusqu’à effleurer le sommet du film. c) Le film noir adhère à la surface de silicium du fait des forces capillaires.
La caractérisation par rayons X et AFM montre la bonne qualité du film ainsi transféré. L’image topographique AFM ci-contre (8 x 8 nm2) d’un film de tensioactif non ionique C12E6 (C24H50O7) déposé sur un substrat de silicium, montre clairement la qualité du dépôt qui a conservé l’ordre initial du film. Ceci constitue notre résultat marquant le plus récent, accepté pour publication dans Angew. Chem. Int. Ed. Engl. [5]
Perspectives
Cette étude montre donc toutes les possibilités de réaliser des couches organisées à l’échelle moléculaire par le transfert d’un film noir, vecteur de l’organisation moléculaire. Ce procédé, par son originalité, doit pouvoir ouvrir de nouvelles voies à la réalisation de couches minces actives organisées pour la réalisation de capteurs en chimie-biologie, de sources émettrices de champ électrique, de transducteurs, de fibres de haute résistance ou de dispositifs nanoélectroniques.
Références
1) Modification of black film hydration by infrared irradiation,
J.-J. Benattar, Q. Shen, S. Bratskaya, V. Petkova, M.P. Krafft and B. Pucci, Langmuir Lett., 20 (2004) 1047.
2) Hydration of Black Foam Films Made of Amphiphilic Cyclodextrins,
C. Sultanem, S. Moutard, J.-J.Benattar, F. Djedaïni-Pilard and B. Perly, Langmuir, 20, (2004) 3311.
3) Insertion Process of a Protein Single Layer within a Newton Black Film,
J.-J. Benattar, M. Nedyalkov, J. Prost, A. Tiss, R. Verger, C. Guilbert, Phys. Rev. Lett. 82 (1999) 5297.
4) How to Control the Molecular Architecture of a Monolayer of Proteins Supported by a Lipid Bilayer,
V. Petkova, J.-J. Benattar, M. Nedyalkov, Biophys. J., 82 (2002) 541.
5) Adhesion of freestanding black films of surfactants on solid substrates,
J.–J. Benattar, F. K. Lee, M. Nedyalkov, O. K. C. Tsui, Angew. Chem. Int. Ed. Engl. 45(25) (2006) 4186.
31-05-2006