Une collaboration de physiciens a réalisé un nouveau type de bit quantique supraconducteur à basse fréquence (MHz au lieu du GHz) dont la sensibilité aux charges électriques est à même de permettre le contrôle et la mesure de l’état quantique d’un micro-résonateur mécanique.
Le dispositif fournit un composant qui peut permettre des avancées sur une physique nouvelle mêlant gravitation et mécanique quantique.
Détecter les vibrations quantiques d’un résonateur mécanique, ou même préparer un tel objet massif dans un état de superposition quantique où il occupe simultanément deux positions distinctes, nécessite de pouvoir mesurer et contrôler le système avec un dispositif lui-même quantique, comme un qubit supraconducteur. Les qubits, développés pour l’information quantique, seraient bien adaptés, s’ils ne fonctionnaient pas à des fréquences largement supérieures (quelques GHz) à celles des micro-résonateurs mécaniques de type MEMs développés en laboratoire, dont la fréquence de résonance est de l’ordre du MHz.
En améliorant un dispositif nommé fluxonium, une collaboration de physiciens a réussi à fabriquer un qubit supraconducteur fonctionnant à la même fréquence que ces micro-résonateurs mécaniques. Il est également montré que ce fluxonium est également un capteur de charge électrique de très haute sensibilité. Pouvoir ainsi réduire la fréquence des qubits supraconducteurs d’un facteur 1000, et utiliser leur sensibilité extrême aux fluctuations de charges électriques, permet d’obtenir un élément déterminant pour de futures expériences sur des systèmes quantiques massifs. Un tel capteur pourrait permettre des avancées sur une physique nouvelle mêlant gravitation et mécanique quantique.
Les qubit supraconducteurs sont un système de choix comme support d’information dans l’industrie quantique. Ce sont des systèmes dont le composant de base est une jonction Josephson, réalisée avec deux couches de matériaux supraconducteurs séparées par une couche d’oxyde métallique isolante, à travers laquelle les électrons peuvent passer par effet tunnel. Ces systèmes transitent entre deux états discrets, lorsqu’ils sont excités à une fréquence spécifique. Dans les qubit supraconducteurs appelés transmons, utilisés dans les ordinateurs quantiques industriels (Google, IBM, Amazon,…), ces transitions se produisent dans la gamme des micro-ondes (quelques GHz), proche de la fréquence des signaux des téléphones cellulaires. Or les résonateurs mécaniques à même de stocker de l’information quantique pendant de longues durées ont une fréquence mille fois inférieure (gamme du MHz). Dans ce travail, des chercheurs ont réussi à étendre les limites opérationnelles d’un qubit en dessous de 2 MHz.
Le système réalisé s’appelle fluxonium lourd. Il est constitué d’une jonction Josephson, d’un condensateur (électrodes métalliques séparées par un isolant), et d’une superinductance. Ce dernier composant est la clef du dispositif car il permet de supprimer les bruits électriques à ces basses fréquences, omniprésents dans l’environnement et très problématiques dans les systèmes quantiques de ce type. Il est constitué d’une chaîne de 360 jonctions Josephson, produisant une inductance de 2 µH sur une surface de seulement 0.002 mm². Les deux états discrets de ce qubit correspondent à des « courants permanents », parcourant la boucle supraconductrice dans un sens ou dans l’autre. La différence d’énergie entre ces deux états est ajustable et fonction de la valeur du champ magnétique externe appliqué à la boucle.
De plus, à une valeur spécifique du champ magnétique, les états du qubit consistent en une superposition de type « chat-de-Schrödinger » des deux états de courant permanents de sens opposé. A ce point de fonctionnement, ce travail démontre que le qubit présente une sensibilité très importante à un champ électrique appliqué.
Ainsi, outre sa fréquence très basse, le fluxonium réalisé dans ce travail est un capteur de charge électrique dont la sensibilité égale celle des meilleurs systèmes existants. La sensibilité atteinte est de 33 µe/Hz1/2, ce qui signifie qu’en une seconde il peut détecter une variation de charge électrique de 33 millionièmes d’électron. Cette avancée cruciale pourrait alors être exploitée pour détecter les vibrations quantiques d’un micro-résonateur mécanique (sorte de micro-membrane de tambour) porteur de charges électriques et oscillant au voisinage du fluxonium, les deux systèmes étant couplés par couplage capacitif.
À moyen terme, en combinant la sensibilité extrême de ce circuit à une modulation de charge électrique, et sa basse fréquence de fonctionnement, il est envisageable de préparer un micro-tambour, dans une superposition quantique pour laquelle la membrane du tambour occupe simultanément deux positions distinctes. Comme cet objet possède une masse, il est à l’origine d’un champ gravitationnel, dont on ignore encore aujourd’hui l’origine profonde. Ce travail ouvre ainsi la voie à la réalisation d’expériences susceptibles d’élucider ce débat séculaire autour de l’une des principales questions non résolues de la physique quantique moderne.
Référence :
High-sensitivity AC-charge detection with a MHz-frequency fluxonium qubit.
Baldo-Luis Najera-Santos, Rémi Rousseau, Kyrylo Gerashchenko, Himanshu Patange, Angela Riva, Marius Villiers, Tristan Briant, Pierre-François Cohadon, Antoine Heidmann, José Palomo, Michaël Rosticher, Hélène le Sueur, Alain Sarlette, William Clarke Smith, Zaki Leghtas, Emmanuel Flurin, Thibaut Jacqmin & Samuel Deléglise, Phys. Rev. X 14 (2024) 011007.
- Voir également le « highlight » de l’éditeur de « Physics Magazine » : « Superconducting qubit breaks low-frequency record« .
- arXiv preprint arXiv:2307.14329
- Voir l’actualité CNRS : « Un qubit supraconducteur comme capteur ultrasensible dans le domaine radiofréquence« .
Contact CEA-SPEC : Emmanuel Flurin et Hélène Le Sueur, IRAMIS/SPEC/GQ
Collaboration :
- Sorbonne Université, Laboratoire Kastler Brossel, CNRS, ENS, Université PSL, et Collège de France,
- Université Paris-Saclay, Équipe Quantronique du SPEC (CEA), UMR CEA-CNRS
- Equipe Quantic (INRIA),
- LPENS (ENS, Sorbonne Université, Université PSL, CNRS)
- Alice&Bob
Ce travail a été réalisé grâce au financement du projet ANR Mecaflux (2021-2025), coordonné par Samuel Deléglise (Laboratoire Kastler Brossel), partenariat entre l’Inria de Paris, le LPENS Laboratoire de physique de l’ENS, le LKB – Laboratoire Kastler Brossel et le SPEC Service de physique de l’état condensé.