Les nouvelles technologies permettant de stocker ou transmettre de l'information sont en plein essor. Pour poursuivre l'effort de recherche associé, plusieurs pistes sont explorées, en particulier la manipulation de courants polarisés en spin (spintronique) ou encore l'exploitation des états spécifiques électroniques de surface, tels que l'on peut les trouver dans les isolants topologiques, matériaux isolant en volume, mais possédant des états de conduction de surface.
Cependant, maitriser, sans champ magnétique appliqué, la polarisation en spin des états électroniques dans la matière, n'est pas une chose aisée. Une collaboration de physiciens rassemblés autour du projet FemtoARPES, a permis une avancée dans ce domaine : en alliant isolants topologiques (chalcogénures de bismuth) et excitation laser (impulsions femtoseconde), ils montrent qu'il est possible de peupler sélectivement les états électroniques excités de surface et d'obtenir un gaz bidimensionnel d'électrons, où chaque état est parfaitement polarisé en spin, et de relativement longue durée de vie. Au-delà du résultat fondamental, cette observation est un pas supplémentaire vers l'exploitation d'états quantiques polarisés en spin, dans le traitement de l'information.
Comme l'illustre l'exemple fameux de la découverte des jonctions à magnétorésistance géante qui ont permis la réalisation de capteurs magnétiques hypersensibles adaptés au stockage magnétique de données (disque dur), tout dispositif permettant de peupler sélectivement les états électroniques pour une orientation de spin donné (polarisation en spin), ou de filtrer un courant électrique selon le spin des électrons, présente un grand intérêt pour développer de nouvelles techniques de traitement de l'information. De ce point de vue, les isolants topologiques tels que les chalcogénures de bismuth [[1]] (ex : Bi2Te3, Bi2Te2Se, …), sont des matériaux particulièrement intéressants, du fait de leur propriétés de conduction originales et de la polarisation en spin de leurs états électroniques.
Les isolants topologiques sont isolants en volume, mais possèdent des états de conduction en surface. Ces matériaux présentent en volume, une faible bande interdite (minimum du gap de l'ordre de 115 meV) séparant l'état de plus haute énergie de la bande de valence de l'état de plus faible énergie de la bande de conduction. Comme pour les feuillets bidimensionnels de graphène, les états électroniques de surface associés à une structure de basse dimensionnalité, présentent des points de haute symétrie, tel que le point Γ (k=0), séparant (sans gap) états occupés et vides avec une dispersion linéaire, générant ainsi dans l'espace des phases un « cône de Dirac ». Cependant, contrairement au graphène, la dispersion électronique est ici imputable à un couplage spin-orbite fort, ce qui donne lieu à des états de conduction de surface polarisés en spin (voir Figure). Cette disposition donne au système des propriétés électroniques très originales, exploitables par exemple en optoélectronique :
- Les porteurs de charge dans ces états de surface sont protégés des phénomènes de rétrodiffusion, qui, dans ces matériaux, doivent nécessairement s'accompagner d'un retournement du spin (à chaque sens de mouvement (k et -k) correspond un spin bien défini).
- Toute perturbation qui préserve la symétrie d'inversion temporelle et celle du réseau ne peut générer un gap, et le système reste un bon conducteur métallique (de surface).
Cette protection topologique (i.e. liée à des raisons de symétrie) des états électroniques de surface et leur relation de dispersion linéaire (cône de Dirac) rendent ces matériaux particulièrement intéressants pour le développement d'applications en spintronique, optoélectronique ou encore pour le traitement de l'informatique quantique. Cependant, du fait de la présence d'impuretés dans le matériau, son caractère isolant en volume n'est pas toujours préservé à température ambiante, et il est alors difficile d'isoler les propriétés remarquables associées aux états de surface. Ceci peut cependant être réalisé avec des états photoexcités, obtenus par excitation laser.
Les expériences conduites sur l’installation FemtoARPES au synchrotron SOLEIL permettent d'observer directement la dynamique des électrons, résolue en temps. Le principe de la technique est relativement simple : les électrons sont excités par des impulsions laser ultra-brèves de 1.5 eV. Après un délai variable, une impulsion dans le domaine ultraviolet permet de sonder par photoémission les états excités ainsi peuplés. Les spectres de photoémission obtenus permettent de reconstruire la population des états électroniques dans le système photo-excité, et par une mesure pour différentes valeurs du délai entre les impulsions pompe et sonde, d'avoir accès à leur évolution temporelle.
Les résultats obtenus montrent plusieurs effets remarquables :
- Suite à la photo-excitation, une rapide diffusion inter-bandes permet de peupler efficacement les états de surface [2].
- Si chaque état est polarisé en spin, plusieurs états sont peuplés, ce qui conduit à la formation d'un gaz d'électron non polarisé en spin.
- La population d'électrons excités dans la bande de conduction au niveau du cône de Dirac, montre un temps de vie excédant 50 ps, 10 fois supérieure à celle d'autres états excités, ce qui est suffisant pour envisager des applications en optoélectronique.
- Du fait d'effets de ségrégation de surface, une polarisation électrique apparait en surface, conduisant à une forte courbure de bandes (formation d'une barrière de Schottky à l'interface solide-vide).
Cette courbure de bande, dont le sens est fonction de la composition de l'échantillon, permet d'expliquer la longue durée de vie des électrons excités : le champ électrique associé sépare spatialement les charges positives des charges négatives. Ainsi les trous créés par la photoexcitation sont entrainés vers le volume pour Bi2Te2Se ou au contraire maintenus en surface pour Bi2.2Te3. Séparés spatialement du trou initial dont ils sont issus, les électrons excités sont piégés dans un état de surface, et ne peuvent se désexciter aisément vers les états libres en volume. Ils restent ainsi longuement confinés dans le cône de Dirac.
L'étude sur différents chalcogénures de bismuth, montre que l'effet dépend fortement de la courbure de bandes à l'interface, qui est fonction de la stœchiométrie du composé étudié et de son dopage en volume, ainsi que de l'adsorption de divers polluants (après exposition à l'air, ou adsorption d'eau…). En ajustant ces divers paramètres, il doit être ainsi possible d'optimiser la durée de vie des états excités peuplés. [1].
Ces résultats montrent qu'il est possible d'obtenir un gaz bidimensionnel d'électrons excités et de relativement longue durée de vie, dans des états de surface des isolants topologiques. Au-delà du résultat fondamental, cette observation est un pas supplémentaire vers l'exploitation d'états quantiques polarisés en spin pour le traitement de l'information.
Références :
[1] Chalcogénure : composé chimique contenant un élément de la colonne de l'oxygène du tableau de Mendeleiev.
[2] Tuning a Schottky barrier in a photoexcited topological insulator with transient Dirac cone electron-hole asymmetry
M. Hajlaoui, E. Papalazarou, J. Mauchain, L. Perfetti, A. Taleb-Ibrahimi, F. Navarin, M. Monteverde, P. Auban-Senzier, C.R. Pasquier, N. Moisan, D. Boschetto, M. Neupane, M.Z. Hasan, T. Durakiewicz, Z. Jiang, Y. Xu, I. Miotkowski, Y.P. Chen, S. Jia, H.W. Ji, R.J. Cava, and M. Marsi, Nature Comm. 5, 3003 (2014).
[3] Ultrafast surface carrier dynamics in the topological insulator Bi2Te3
M. Hajlaoui, E. Papalazarou, J. Mauchain, G. Lanz, N. Moisan, D. Boschetto, Z. Jiang, I. Miotkowski, Y. P. Chen, A. Taleb-Ibrahimi, L. Perfetti, and M. Marsi, Nano Lett. 12, 3532 (2012). (voir aussi sur ArXiv)
Contact CEA-IRAMIS : Luca Perfetti (LSI)
Collaboration :
- M. Marsi, M. Hajlaoui, E. Papalazarou, J. Mauchain, F. Navarin, M. Monteverde, P. Auban-Senzier, C. R. Pasquier, Laboratoire de Physique des Solides, UMR 6508 CNRS, Université Paris-Sud, F-91405 Orsay, France
- L. Perfetti, Laboratoire des solides irradiés, UMR 7642 CEA/CSM-CNRS, Ecole Polytechnique, 91128 Palaiseau, France
- A. Taleb-Ibrahimi, Synchrotron Soleil, Saint-Aubin BP 48 F-91192 Gif-sur-Yvette, France
- N. Moisan, D. Boschetto, Laboratoire d'Optique Appliquée, UMR 7642 ESTA/CNRS, Ecole Polytechnique, 91128 Palaiseau, France