L’histoire de la physique a connu au XXème siècle une décennie miraculeuse, celle des années 1930. Elle a vu naître la physique quantique, celle de l’infiniment petit, et de grands physiciens venus des quatre coins de l’Europe, Werner Heisenberg, Niels Bohr, Wolfgang Pauli, Enrico Fermi, Paul Dirac, etc… Parmi eux, un jeune italien, Ettore Majorana (un génie à l’égal de Galilée et Newton disait Fermi), a traversé le ciel de la physique aussi brillamment et furtivement qu’une comète.
Très célèbre en Italie (Leonardo Sciascia lui a même consacré un livre, La Disparition de Majorana), peu connu en France, Ettore Majorana, c’est à la fois une légende et un destin tragique. Il fascine d’autant plus que certaines recherches menées aujourd’hui font directement écho à ses travaux sur des particules qui portent désormais son nom, les « fermions de Majorana ». Ces particules fermioniques, qui ont la propriété d’être identiques à leur antiparticule, ont été découvertes sur le papier par Ettore Majorana en 1937 mais plus de soixante-dix ans après, leur existence n’a toujours pas été prouvée par l’expérience. Elles sont pourtant activement recherchées par les physiciens des particules, au CERN et dans bien d’autres laboratoires, car elles pourraient constituer la solution de l’énigme de la matière noire (environ 30% du contenu de l’Univers). Depuis quelques années, elles sont également traquées par les physiciens de la matière condensée, qui les cherchent non pas comme particules élémentaires mais comme excitations collectives dans le gap de supraconducteurs non-conventionnels (dits « topologiques »). Le groupe Quantronique du SPEC vient d’ailleurs de lancer des expériences pour tenter de détecter ces « quasi-particules de Majorana ». A long terme, elles pourraient être exploitées comme support d’information (« qubit ») dans des ordinateurs quantiques extraordinairement robustes à la décohérence. Ainsi, le nom du physicien sicilien est sans nul doute inscrit pour longtemps dans l’Histoire.
Issu d’une prestigieuse famille sicilienne, Ettore est un enfant fluet et timide qui manifeste très tôt une capacité de calcul exceptionnelle, une aptitude singulière à l’abstraction et une mémoire prodigieuse. Très vite, on se met à parler de lui. En Italie bien sûr, mais aussi à l’étranger. Cependant, en mars 1938, à l’âge de 31 ans, après avoir accompli une ½uvre scientifique si considérable qu’elle demeure pour partie inexplorée, il décide de disparaître. Il l’annonce dans une lettre à un ami, avant de prendre le bateau postal qui relie Naples à Palerme; puis, dans une autre lettre envoyée de Palerme, annonce qu’il ne disparaîtra pas. Pourtant, il ne donnera jamais plus signe de vie… Et jamais son corps ne sera retrouvé. Suicide ? Disparition volontaire ? Enlèvement par les Nazis ? Toutes sortes d’hypothèses ont été échafaudées, les rumeurs ont couru. A cette époque s’ouvrait l’ère de la physique nucléaire et, dès décembre 1938, on découvrait la fission de l’uranium, à l’origine de l’énergie nucléaire. Jusqu’à ce jour, le mystère Majorana demeure.
En mai 2010, l’Ecole Normale Supérieure, le LARSIM et l’Istituto Veneto de Venise ont co-organisé un colloque sur la vie et les travaux scientifiques de Majorana, intitulé «Ettore Majorana, de la légende à la science». Les Actes de cette rencontre internationale viennent de paraître dans la revue de Synthèse [1]. Etienne Klein y a écrit un article intitulé «La résurrection d’un jeune physicien» dans lequel il retrace la vie et les principales contributions théoriques de Majorana. Vincent Bontems, lui, commente dans «L’épistémologie transversale d’Ettore Majorana» un article très original que Majorana a écrit sur les sciences sociales et qui s’intitule «La valeur des lois statistiques en physique et dans les sciences sociales» [2]. Il ne s’agit pas d’un article de science, mais sur la science, dans lequel Majorana se mue en un épistémologue qui s’interroge sur l’usage possible des lois statistiques en physique et dans les sciences sociales. Majorana montre que si l’on en était resté à la physique classique, qui est déterministe, les lois de la physique n’aideraient nullement à penser ou à décrire la vie sociale qui dépend, entre autres choses, d’un certain libre-arbitre des acteurs. Il remarque qu’avec l’avènement de la physique quantique, de nouvelles pistes s’ouvrent en ce domaine mais que les causes agissantes au sein de la société sont si nombreuses, et souvent si peu visibles, que la plupart nous échapperont toujours. Il conclut son article en disant que c’est cette situation de relative ignorance des innombrables moteurs de la vie sociale qui fait de «l’art de gouverner» un art si particulier.
Références :
[1] Ettore Majorana, de la légende à la science, Revue de synthèse, Tome 134, 6e série, n°1, Springer (2013).
[2] Ettore Majorana, Il valore delle Leggi Statistiche nella Fisica e nelle Scienze Sociali, Scientia, vol. 36, février-mars 1942, p. 58-66.
Contacts : Etienne Klein et Vincent Bontems (LARSIM, SPEC)