Qu’y a-t-il de commun entre un tas de grains de sable que l’on fait vibrer, un système colloïdal (i.e. formé de grains microniques dans un solvant) dont on augmente la fraction volumique j de particules, et un liquide moléculaire dont on abaisse rapidement la température T ? Tous ces systèmes se figent progressivement et se comportent comme des solides. Pourtant leur arrangement microscopique n’est en rien cristallin, leur solidité ne vient donc pas d’une optimisation structurale périodique. Au contraire, ces systèmes sont frustrés, c’est-à-dire qu’une fraction des liaisons microscopiques ne sont pas énergétiquement optimales, du fait de contraintes contradictoires de plus en plus nombreuses produites par l’augmentation de j (ou la diminution de T). Ce mécanisme de frustration croissante explique les fortes analogies constatées dans la façon que les granulaires, les colloïdes ou les liquides moléculaires ont d’arrêter de couler sur un temps expérimental défini (par exemple 100s).
Que se passe t’il si on continue à diminuer T (ou augmenter j) ? Le système tombe hors équilibre car il ne peut plus couler sur le temps expérimental, il va donc rester dans un unique « métabassin », autrement dit les particules ne changeront plus jamais de voisinage (cf figure). Et pourtant il ne s’agit pas du fin mot de l’histoire : en continuant à augmenter les contraintes (diminuer T ou augmenter j) le système peut subir une transition de phase hors équilibre appelée « transition de Gardner ». Lors de cette transition de Gardner, une particule typique ne se cogne plus uniformément contre son voisinage mais seulement avec certaines de ses voisines, ce qui aboutira ultimement (à T=0) à l’établissement de chaines de forces bien définies s’étendant d’un bout à l’autre du système. Précisons qu’il existe un grand nombre de chaines de forces microscopiquement différentes, ce nombre étant égal au nombre d’états métastables au fond du métabassin (cf figure), le système se piégeant dans l’un d’entre eux lorsqu’il passe la transition de Gardner.
Cadre de gauche : figure extraite de Charbonneau et al. Nat. Comm. 5, 3725 (2014): schéma du paysage d’énergie libre d’un système –polydisperse- de sphères dures, en fonction de la coordonnée généralisée (comportant toutes les coordonnées des particules). Lorsque le système tombe hors équilibre il choisit un métabassin (un grand puits) dont il ne sortira plus, mais à l’intérieur duquel il vibre. A gauche : cas hors équilibre mais avant la transition de Gardner ; le système a suffisamment d’énergie pour que chaque particule cogne uniformément sur ses voisines. A droite : cas où la transition de Gardner a eu lieu ; le système est alors sensible aux reliefs du fond du métabassin qui correspondent à un réseau de liens précis entre particules voisines. Ces liens aboutiront, à T=0, à des chaines de forces répandues dans tout le système (on parle alors de jamming) ; ces chaines étant microscopiquement différentes selon l’endroit du fond du puits où le système est désormais coincé. Cadre de droite : comportement de c3 pour les températures T<180K où le glycérol est hors équilibre. c3 est la susceptibilité diélectrique non linéaire définie par P/e0 = c1 E + c3E3+… où P est la polarisation, E est le champ électrique, e0 la constante diélectrique du vide et c1 la susceptibilité linéaire. Pour des raisons techniques on porte dc3 = c3(T)-c3(30K). c3 ne montre aucun signe de divergence, même aux plus basses températures (insert) où la petite remontée de dc3 s’explique par la contribution des doubles puits indépendants dont l’existence est bien connue dans les verres structuraux.
Cette prédiction de transition de Gardner n’est cependant exacte que dans des modèles de grains infiniment durs et dans un espace de dimension infinie. Est-elle pertinente pour des expériences faites en dimension d=3 ? Des travaux récents ont montré des indices de transition de Gardner pour les granulaires vibrés et les colloïdes.
Le travail présenté ici s’intéresse au cas des liquides moléculaires. Nous avons d’abord montré que, puisqu’il est impossible de filmer les molécules pour tester l’existence de la transition de Gardner, la bonne susceptibilité macroscopique à mesurer est la susceptibilité (diélectrique) non linéaire c3, car cette dernière devrait diverger à la température critique TGa . Nous avons ensuite réalisé les mesures de c3 sur un liquide vitrifiable typique , le glycérol. La figure montre que lorsque le glycérol tombe hors équilibre (à partir de T=180K) c3 diminue de plusieurs ordres de grandeur sans donner aucun signe de divergence jusqu’à T=10K (qui est la température la plus basse de notre expérience). Ceci permet d’exclure toute transition de Gardner jusqu’à T =8K. Un modèle phénoménologique simple nous permet de rationaliser ce résultat, et suggère l’absence de transition de Gardner à toute température dans le glycérol. Il semble que la différence fondamentale entre les systèmes moléculaires et granulaires tient à ce que les granulaires sont « beaucoup moins bien recuits » lorsqu’ils tombent hors équilibre que les systèmes moléculaires, puisque la « fréquence d’essai » avec laquelle des molécules tentent d’optimiser leurs configurations est des ordres de grandeur supérieure à celle des grains. Cela change complètement les possibilités de collectiviser le volume libre restant quand on augmente de façon extrême les contraintes appliquées au système.
Notre travail a donc mis en évidence une différence qualitative entre les différents types de systèmes vitreux. Par ailleurs de très récents arguments théoriques suggèrent que cette différence sur la transition de Gardner est liée à la différence entre comportements mécaniques (fragiles ou non) que l’on rencontre dans les divers systèmes vitreux. Cela fera l’objet de prochaines expériences.
[1] S. Albert, G. Biroli, F. Ladieu, R. Tourbot, P. Urbani, Phys. Rev. Lett. 126, 028001 (2021).
Contact SPEC : François Ladieu (SPHYNX).