La fragmentation de molécules induite par l'impact d'ions est un processus clé dans les plasmas denses ou très dilués. C'est également une réaction qui peut jouer un rôle important dans les environnements astrophysiques. Après l'excitation et l'ionisation modérée des molécules cibles, l'émission de fragments ioniques de faible énergie cinétique (< 1 eV/uma) est prépondérante. Cependant, son étude expérimentale est difficile car les ions de faible énergie sont sensibles à tout champ électrique perturbateur. Dans le cadre d’une collaboration IEA-CNRS, l’équipe AMA du CIMAP a participé au développement au sein de l’institut ATOMKI (Debrecen, Hongrie) d’un dispositif de temps de vol sans champ permettant l'identification et l'analyse de l’émission des fragments moléculaires dans la gamme des énergies inférieures à 1 eV/uma (gamme inaccessible avec les spectromètres électrostatiques classiques). Les données expérimentales mettent en évidence l’effet de la rotation moléculaire sur la distribution en vitesse des fragments émis. |
L'hydrogène moléculaire H2 est le composant principal des nébuleuses et du gaz interstellaire dans l'univers. L'ionisation ou l'excitation de cette molécule par l'impact des ions de vents stellaires ou dans les ionosphères jouent un rôle crucial dans son destin. Après l’éjection de ses deux électrons, la molécule explose et ses fragments H+ sont émis avec une énergie cinétique d'environ 9,5 eV. L’éjection d’un seul électron ou une excitation modérée conduit à une émission plus intense de H+ dans la gamme d’énergie inférieure à 1 eV. Malgré son importance astrophysique, ce régime de basse énergie est peu étudié du fait de la difficulté à le mesurer. Il est pourtant indispensable pour mieux comprendre le rôle de ces réactions, de bien caractériser l’émission de fragments H+ en particulier son anisotropie. En outre, l'énergie cinétique initialement stockée sous forme rotationnelle peut également influencer la distribution en vitesse des fragments d’énergie cinétique inférieure à l’électronvolt.
Dans le cadre d’une collaboration IEA-CNRS avec nos partenaires hongrois (équipe de Zoltán Juhász, institut ATOMKI, Debrecen), un dispositif de temps de vol sans champ, a été spécialement conçu pour la détection des fragments d’énergie inférieure à l'électronvolt. Avec ce dispositif, nous avons mesuré la carte en vitesses des protons émis lors de collisions entre des ions O+ et des molécules H2. Les ions O+ représentent notamment l’un des constituants majeurs de la magnétosphère jovienne. Avec une énergie incidente de 10 keV, la vitesse des ions O+ de cette expérience correspond aux vitesses typiques des vents stellaires et des ions de la magnétosphère jovienne. Les mesures révèlent un maximum de la probabilité d’émission dans le domaine d’énergie cinétique de 0,1 à 0,3 eV, où l’émission des fragments H+ est essentiellement issue de la dissociation des ions H2+ créés, suite à la capture d'un seul électron de la molécule H2.
Dans cette expérience, le faisceau d'ions est haché de manière à produire des paquets d'ions d’une durée de 250 ns, avec une fréquence de répétition de 5 kHz. Dans une chambre à vide, ces paquets croisent un jet effusif de gaz H2 fourni par une buse refroidie à l’azote liquide. Les fragments H+ traversent une région exempte de champ, avant d'être détectés sur un détecteur 2D donnant leur position. Le vecteur vitesse de chaque fragment est déduit de son temps de vol et de sa position d’impact sur le détecteur. Pour garantir qu'aucun champ magnétique ou électrique ne puisse modifier la vitesse des fragments chargés, un double blindage en μ-métal réduit le champ magnétique à 10-7 Tesla au centre de la chambre, et des métaux avec des potentiels de contact similaires sont utilisés pour éviter les champs électrostatiques. Pour minimiser la détection des produits de fragmentation provenant du gaz résiduel, de fins tubes métalliques entourent l’axe du faisceau d'ions et limitent à 3 mm l’ouverture au niveau de la zone de collision.
Sur la carte des vitesses des fragments H+, on note une double ligne, dite "binaire", qui résulte du fait que les fragments directement éjectés par le projectile, lors d'une collision binaire, sont majoritairement émis perpendiculairement à la direction incidente du projectile. Grâce à une résolution en vitesse suffisante ~ 0,1 eV, il est possible de révéler les deux composantes de cette ligne. La subdivision est due au mouvement de rotation de la molécule H2 qui modifie la composante longitudinale de la vitesse des fragments émis. Selon le sens de rotation, les fragments apparaissent sur l'une ou l'autre ligne. Une expérience complémentaire avec l'isotope D2 confirme l'origine rotationnelle de cette subdivision puisque l'écart entre les deux lignes est réduit d'un facteur deux, selon le rapport de masse H/D.
Ces mesures permettent de remonter à la distribution des vitesses des noyaux dans la molécule d'origine. Le niveau rotationnel J = 1 thermiquement peuplé s'avère être le contributeur dominant. L'asymétrie dans la subdivision de la ligne binaire constitue une signature des transitions rotationnelles induites par le projectile entre sous-niveaux M.
Il faut enfin noter que les effets de rotation ainsi révélés influencent notablement les probabilités d'émission des fragments, avec des conséquences importantes pour la perte d'hydrogène induite par le rayonnement et la dissociation de H2 dans l'atmosphère ou l'exosphère des planètes et des lunes.
Référence :
"Molecular rotations induce splitting of the binary ridge in the velocity map of sub-eV H+ ions ejected from H2 molecules by ion impact"
Z. Juhász, S.T.S. Kovács, V. Vizcaïno, P. Herczku, S. Demes, R. Rácz, B. Sulik, S. Biri, N. Sens, D. V. Mifsud, and J.-Y. Chesnel, Phys. Rev. A 107, L010801 (2023)
Contact CEA-IRAMIS : Jean-Yves Chesnel (CIMAP/équipe AMA).
Collaboration :