Dans le domaine de la spintronique, les chercheurs étudient depuis plusieurs années le transport de spin dans les films minces de grenat yttrium fer (YIG), qui est un oxyde magnétique, bien meilleur conducteur de spin que les métaux. Ces films possèdent de multiples applications en électronique de spin et photonique.
De plus, il a été suggéré que cet isolant magnétique pourrait en principe pouvoir atteindre un régime de superfluidité, où le transport de spin se produirait sans friction. Ces capacités exceptionnelles sont-elles finalement réalisables ? Et quelles sont les propriétés des ondes magnétiques réellement observables dans ce matériau ?
Comme l’électronique exploite le transfert de charge associé au déplacement des électrons, la spintronique utilise le transport de spin. Dans les métaux, ce transport est lié à celui des électrons, porteurs d’un spin. Dans les isolants magnétiques, un transport de spin peut être également obtenu, cette fois sans transport de charge, par des ondes de spin, dont les modes définissent des quasiparticules appelées magnons. Comparés aux métaux, ces isolants magnétiques présentent l’avantage de mieux conduire le spin, car leurs longueurs caractéristiques de propagation sont beaucoup plus grandes.
Ce mode de transport de spin suscite un grand intérêt, car il pourrait permettre de réaliser des composants non-linéaires performants et économes en énergie, comme des amplificateurs ou des redresseurs de signaux micro-ondes. Pour ceci, il est cependant nécessaire de savoir contrôler et intensifier les courants de spin dans les isolants magnétiques. Par analogie avec la supraconductivité pour le transport de charge sans résistance, un moyen d’atteindre ce dernier objectif serait d’obtenir un fort accroissement de la conductivité de spin, par la condensation quantique des magnons sur un état unique, sous la forme d’une condensation de Bose-Einstein. En s’inspirant du modèle d’une diode électronique, les chercheurs estiment qu’une diode de spin dans un tel régime quantique serait parfaite pour transporter les courants de spin sans friction.
Dans cette perspective, une collaboration de chercheurs du CEA-Irig et Iramis et du CNRS (voir liste collaboration, ci-dessous) a étudié un matériau intéressant pour ses caractéristiques non-linéaires, et nominalement très fortes, de transport de spin : le grenat magnétique d’yttrium fer Y3Fe2(FeO4)3 dénommé YIG.
Le dispositif expérimental est constitué d’un film mince de YIG, sur lequel sont déposés deux fils adjacents de platine comme émetteur et collecteur de magnons. Ces deux électrodes permettent de contrôler électriquement la densité de magnons via leur potentiel chimique. Les mesures, à température ambiante, montrent bien une courbe caractéristique courant-tension de type diode, indiquant une augmentation non-linéaire de la population des magnons de basse énergie pour la polarité positive de l’émetteur. Le gain obtenu sur le transport de spin reste cependant limité, et de plusieurs ordres de grandeur inférieur à ce qui pouvait être espéré (voir Figure).
Dispositif expérimental : deux électrodes de platine permettent de générer et collecter les magnons se propageant dans une mince couche de YIG (xx µm) déposée sur un substrat de gadolinium gallium garnet (Gd3Ga5O12 – GGG) et soumis à un champ magnétique externe H0.
Le dispositif présente une courbe caractéristique courant de spin-tension I(V) d’une diode à spin, avec une augmentation non linéaire et asymétrique du courant de spin pour V > 4V (mesure à T ambiante).
Dans un premier article [1] les chercheurs expliquent la faiblesse du courant de spin par une saturation rapide de la population de magnons de basses énergies qui limite l’effet de diode de spin. Le matériau YIG ne peut ainsi parvenir à atteindre l’état de forte émission de spin espéré. Le matériau se comporte en effet comme un condensat mais seulement sous la forme d’un fluide. L’effet quantique espéré sous la forme d’un véritable condensat de Bose-Einstein où tous les magnons sont alignés sur un état quantique unique n’est donc pas observé.
Un second article [2], publié par la même collaboration de chercheurs, explique par un modèle analytique que l’effet non linéaire de type diode ne peut être observé que pour de larges distances entre les électrodes :
- à courte distance, le transport de spin est dominé par les magnons thermiques de haute énergie et présente une réponse linéaire en fonction de la tension appliquée entre les électrodes.
- La proportion de magnons de haut énergie décroît cependant rapidement avec la distance, et en séparant les électrodes de quelques microns, les magnons de basse énergie, devenus dominants parviennent à produire un effet de diode de spin, mais saturé.
Les résultats de ces études convergent pour montrer qu’il n’est pas possible d’obtenir la formation d’un condensat de type Bose-Einstein dans le dispositif étudié à base de YIG. Il reste cependant à déterminer la nature du régime de saturation observé, pouvant être un nouvel état condensé, de type fluide.
Condensat de Bose-Einstein : à basse température, les constituants du système se condensent pour tous occuper le même état quantique, celui de plus basse énergie.
Contact IRAMIS : Grégoire de Loubens (SPEC/LNO).
Collaboration :
- Université Grenoble Alpes, Spintec, UMR CEA-CNRS-Grenoble INP, 38054 Grenoble, France
- Department of Materials, ETH Zürich, 8093 Zürich, Switzerland
- Université de Bretagne Occidentale, LabSTICC, UMR CNRS-UBO, 29238 Brest, France
- Université Paris Saclay, Unité Mixte de Physique UMR CNRS-Thales, 91767 Palaiseau, France
- Université de Lorraine, CNRS Institut Jean Lamour, 54000 Nancy, France
- Department of Physics, University of Muenster, 48149 Muenster, Germany
- Université Paris-Saclay, SPEC/LNO, UMR CEA-CNRS, 91191 Gif-sur-Yvette, France
Références :
[1] Non-local magnon transconductance in extended magnetic insulating films. Part I: spin diode effect
Kohno R, An K, Clot E, Naletov V.V, Thiery N, Vila L, Schlitz R, Beaulieu N, Ben Youssef J, Anane M, Cros V, Merbouche H, Hauet T, Demidov E.V, Demokritov S.O, de Loubens G and Klein O, Phys. Rev. B 108 (2023), 144410. Voir aussi : https://hal.science/hal-04207174
[2] Non-local magnon transconductance in extended magnetic insulating films. Part II: Two-fluid behavior
Kohno R, An K, Clot E, Naletov V.V, Thiery N, Vila L, Schlitz R, Beaulieu N, Ben Youssef J, Anane M, Cros V, Merbouche H, Hauet T, Demidov E.V, Demokritov S.O, de Loubens G and Klein O, Phys. Rev. B 108 (2023) 144411. Voir aussi : https://hal.science/hal-04207180.
Voir également :
- Actualité du CNRS-Physique : “Le courant passe avec les isolants magnétiques“.
- Sur le site de SPINTEC : “Le courant passe avec les isolants magnétiques”.