La richesse de la structure électronique de certains matériaux, dits « à électrons fortement corrélés », leur confère de nombreuses propriétés de nature intrinsèquement quantique, telles que la supraconductivité, ou encore l’état d’isolant de Mott (localisation des électrons de conduction) ou de liquide de spin (état magnétique frustré) [1]. Plusieurs interactions électroniques sont responsables de ces fortes corrélations : au-delà de la simple interaction électrostatique, attractive avec les noyaux des atomes et répulsive entre électrons, on trouve l’interaction résultant du principe d’exclusion de Pauli, qui interdit l’occupation d’un même état par deux électrons, et l’interaction spin-orbite (interaction relativiste entre la vitesse d’un électron et son spin).
Parmi ces matériaux, les chercheurs du LLB, en collaboration avec le Laboratoire de Physique du Solide d’Orsay, montrent que des composés iridates (anion d’iridium) à structure pérovskite présentent à basse température un nouvel état magnétique [2], généré, selon un modèle similaire à celui proposé pour les supraconducteurs à haut Tc, par des boucles de courant de la taille de la maille cristalline [3]. Les similitudes structurales et de propriétés électroniques entre les deux familles de composés éclairent d’un jour nouveau les différents états des solides à électrons fortement corrélés, aux nombeuses applications (électronique de spin, capteurs magnétiques, supraconducteurs, …) .
Les recherches actuelles sur les matériaux quantiques étudient les propriétés physiques de nouveaux états de la matière condensée, induits par deux interactions distinctes : les fortes corrélations entre électrons, résultant des interactions électrostatiques, du principe d’exclusion de Pauli et du couplage spin-orbite λ (couplage de nature relativiste entre le moment cinétique d’un électron et son spin).
La forte répulsion coulombienne entre électrons et le principe d’exclusion peuvent être pris en compte de manière effective par l’interaction de Hubbard U, qui s’oppose à la double occupation d’une même orbitale électronique par deux électrons. Cette interaction réduit la probabilité (t) de saut des électrons d’un atome à l’autre. Le rapport entre les deux quantités donne une mesure de la corrélation des électrons : pour un rapport U/t grand, les corrélations sont fortes et les électrons sont contraints de rester localisés sur les cœurs atomiques. Le matériau devient un isolant, dit « de Mott » [1].
En parcourant le tableau de classification périodique des éléments, on observe que la répulsion de Hubbard est forte dans les métaux de transition 3d, avec un couplage spin-orbite faible. C’est dans cette zone que l’on trouve les isolants de Mott, ainsi que les oxydes de cuivre dopés, supraconducteur à haute température critique. Le couplage spin-orbite tend à devenir significatif pour les atomes de numéro atomique Z élevé, puisque λ ~ Z4. Ainsi l’effet du couplage spin-orbite λ/t croît pour les atomes à orbitales 4d puis 5d occupées, pour lesquels l’augmentation de la taille des orbitales favorise la délocalisation des électrons (le rapport U/t diminue). C’est dans cette zone du tableau de Mendeleïev, de fort couplage spin-orbite et faible corrélations électroniques, que l’on trouve par exemple les isolants topologiques, matériaux avec une structure de bande électronique isolante en volume, mais développant des états de surface métalliques.
Le composé La2CuO4 peut être assimilé à un isolant de Mott, avec un ordre antiferromagnétique des spins S=1/2 sur les sites de Cu2+ (3d) et un couplage magnétique de l’ordre de 130 meV. Par dopage, la structure électronique de ce matériaux évolue d’isolant de Mott à métallique et supraconductrice. Dans ce matériau, les fortes corrélations électroniques sont pressenties comme étant à l’origine de l’état supraconducteur non conventionnel, ainsi que d’un état métallique étrange, comportant entre autre la phase dite de pseudo-gap, de laquelle émerge la phase supraconductrice.
A l’instar de ce composé, un état de type isolant de Mott existe aussi pour Sr2IrO4, sous-l’effet combiné d’une forte répulsion coulombienne et d’un couplage spin-orbite significatif. Il présente de plus un ordre antiferromagnétique des spins localisés sur les sites Ir4+ (5d), avec un couplage magnétique de l’ordre de 60 meV. Les fortes similarités structurales, électroniques et magnétiques des deux composés, laissent envisager pour Sr2IrO4, et en fonction du dopage, un diagramme de phases aussi complexe que celui observé pour les oxydes de cuivre supraconducteurs à haut TC.
Fig.2 : À gauche : Structures atomiques des composés La2CuO4. et Sr2IrO4 de type pérovskite lamellaire. À la différence des octaèdres CuO4, les octaèdres IrO4 présentent une rotation de 11° dans les plans IrO2.
À droite : diagramme de phase du composé Sr2(Ir,Rh)O4 : un état précurseur apparaît à TΩ, brisant la parité (symboles pleins : mesure optiques) et l’invariance par renversement du temps (symboles ouverts : diffraction de neutrons). Cet état, distinct de l’ordre antiferromagnétique apparaissant en dessous de TN, est compatible avec un ordre de boucles de courants circulant dans le plan de la plaquette carrée IrO2.
Insert : Cet état présente : en bleu, des moments magnétiques orbitaux alternés perpendiculaire au plan, et/ou, en rouge, un moment toroïdal planaire.
Pour Sr2IrO4, les mesures de photo-émission résolues en angles, montrent des états électroniques de basse énergie, similaires à ceux observés dans l’état de pseudo-gap des oxydes de cuivre. Les mesures optiques de génération de second harmonique, révèlent une brisure de symétrie de parité (inversion de l’espace) associée à une transition de phase vers un ordre caché, tout en préservant la symétrie de translation du cristal. Cette transition survient à une température TΩ supérieure à la température de Néel TN, associée à l’apparition de l’ordre antiferromagnétique.
Parmi les phases susceptibles de rendre compte de ces observations, un état de boucles de courant à l’échelle de la maille élémentaire, qui brise la symétrie de parité ainsi que l’invariance par renversement du temps peut être proposé. Cet état est constitué de deux boucles de courant circulant en sens contraires dans une plaquette IrO4, décorant la structure avec des moments magnétiques orbitaux alternés, qu’il est possible de détecter par diffraction de neutrons polarisés en spin, technique sensible à l’ordre magnétique [2].
Les mesures de diffusion de neutrons ont été réalisées au LLB. Elles sont relativement délicates à obtenir, puisque le signal de diffraction de Bragg « magnétique » est trois ordres de grandeur inférieur au signal de diffraction nucléaire, apportant l’information structurale. Pour 2 concentrations en Rh et Ir la présence de l’ordre magnétique caché en dessous de TΩ, est observé, en parfait accord avec le modèle impliquant des boucles de courant. On retrouve ainsi une structure et des propriétés en tous points comparables avec celles du composé supraconducteur haut Tc, YBa2Cu3O6+x, pour lequel mesures optiques et diffraction de de neutrons polarisés en spin montrent les mêmes propriétés de brisure de symétrie dans la phase de pseudo-gap.
Cette similitude entre les deux composés est à même d’éclairer mutuellement l’origine de leurs propriétés, dont la supraconductivité haute température, et d’apporter une meilleure connaissance globale des matériaux à électrons fortement corrélés.
Pour en savoir plus :
Références :
[1] Correlated quantum phenomena in the strong spin-orbit regime
W. Witczak-Krempa, G. Chen, Y. Baek Kim, and L. Balents, Annual Review of Condensed Matter Physics 5,57-82 (2013).
[2] Time-reversal symmetry breaking hidden order in Sr2(Ir,Rh)O4
J. Jeong, Y. Sidis, A. Louat, V. Brouet, P. Bourges, Nature Communications 8, Article 15119 (2017).
[3] « High-temperature superconductivity: Mind the pseudogap »,
C.M. Varma, News and Views, Nature 468 (2010) 184.
Contact CEA-IRAMIS :
P. Bourges et Yvan Sidis (DRF/IRAMIS/LLB
Collaboration :
- J. Jeong**, Y. Sidis, P. Bourges : Laboratoire Léon Brillouin, CEA-CNRS, Université Paris-Saclay, CEA Saclay, France
* Projet ANR NirvAna (contract ANR-14-OHRI-0010)
** Financement postdoctoral Euro-Talent (Grant Agreement 600382). - A. Louat, V. Bouet : Laboratoire de Physique des Solides – Orsay, Université Paris-Sud, Université Paris-Saclay, France
* Projet ANR SOCRATE (ANR-15-CE30-0009-01)