Datation au carbone 14 d’un temple d’Angkor

Datation au carbone 14 d’un temple d’Angkor

De par leur principe même, les méthodes de datation au carbone 14 sont normalement réservées pour dater les vestiges de matière vivante qui ont eu des échanges avec l'atmosphère (animaux, végétaux, etc…). Dans les procédés sidérurgiques anciens, la source d'énergie était le charbon de bois, dont le carbone est encore présent en faible quantité au sein des aciers. C'est ce qui permet aujourd'hui une datation au carbone 14 fiable de pièces en alliages ferreux.

Cette méthode élaborée par l'équipe du « Laboratoire Archéomatériaux et Prévision de l'Altération – LAPA » du NIMBE avec le « Laboratoire de Mesure du Carbone 14 – LMC14 » du LSCE, et en collaboration avec le Département d'Anthropologie de l'Université de l'Illinois, a permis de dater très précisément des agrafes métalliques issues du temple du Baphuon d'Angkor au Cambodge. Ces données ont permis de revoir la datation du temple (construction initiale et remaniement) et d'identifier le roi bâtisseur (Suryavarman Ier – 1010–1050 CE).

En retour, ce résultat conforte cette méthode d'étude de matériaux métallurgiques anciens, qui au-delà du fer des cathédrales et maintenant des temples d'Angkor, pourra être étendue et contribuer à résoudre de nombreuses autres énigmes archéologiques.

Le principe de la datation au carbone 14 est bien établi : Le Carbone 14 est un élément radioactif, dont la concentration au sein d'un matériau inerte décroit donc exponentiellement selon sa période de 5570 ans. Dans l'atmosphère, la quantité de carbone 14 (concentration relative 14C /12C de l'ordre de 10-12) est continuellement renouvelée par l'interaction de neutrons, produits par les rayonnements cosmiques dans la haute atmosphère, avec l'azote de l'air. Ainsi, la proportion initiale de 14C au sein de toute matière organique est connue au moment où cessent les échanges avec l'atmosphère, et la mesure de la proportion actuelle de 14C dans les résidus de cette matière organique est une indication de son âge.

Il semble donc que la méthode ne puisse s'appliquer aux objets en apparence inertes tels que la pierre ou le métal… Cependant les méthodes anciennes d'élaboration des pièces métalliques à partir du minerai utilisaient essentiellement comme source d'énergie du charbon de bois, dont le carbone est resté présent sous forme de traces dans les zones aciérées des matériaux. Ainsi, à partir des carbures qui se sont alors formés, une datation au 14C devient possible.

Cette méthode élaborée par l'équipe du « Laboratoire Archéomatériaux et Prévision de l'Altération – LAPA » du NIMBE, avec le « Laboratoire de Mesure du Carbone 14 – LMC14 » du LSCE, et en collaboration avec le Département d'Anthropologie de l'Université de l'Illinois, complétée d'analyses métallographiques et archéométriques, a été appliquée à l'étude d'agrafes issues du temple Baphuon d'Angkor au Cambodge. Ce temple, l'un des derniers à Angkor sans chronologie relative précise, est crucial dans l’histoire de l’empire khmer, à la fois pour le contexte historique relatif à sa construction et le remaniement tardif de sa façade ouest en un gigantesque Bouddha couché, symbole du Bouddhisme Theravāda après la chute d’Angkor.

La façade Est du temple d’Angkor « Baphuon » © M. Hendrickson

La datation encore incertaine des deux phases architecturales du temple, source de débats, donne plus de force à l'application pour la première fois de ces méthodes nouvelles, à des matériaux issus de ce complexe mondialement connu.

Pour arriver à ce résultat, des prélèvements réalisés à l’échelle de plusieurs agrafes provenant à la fois de différents étages du temple-montagne et du Buddha couché ont tout d’abord été étudiés d’un point de vue chimique et métallographique. Ces étapes ont permis de caractériser la matrice métallique et ses hétérogénéités (teneur en carbone, inclusions microscopiques), permettant d’obtenir des informations cruciales sur la facture des agrafes. La méthode consiste ensuite à sélectionner et prélever localement au sein du métal les zones les plus carburées qui contiennent sous forme de carbures, une partie du carbone issu du charbon de bois. L’une des difficultés de la démarche réside ici dans le fait que les teneurs en carbone dans le métal sont très faibles (ne dépassant jamais quelques dixièmes de % massiques). Cette quantité est suffisamment faible pour nécessiter dans un deuxième temps une extraction du carbone présent dans l’échantillon selon un protocole de combustion adapté et l’usage d’un Spectromètre de Masse couplé à un Accélérateur afin d’effectuer le dosage de ce carbone extrait (Instrument National ARTEMIS). Ainsi, l’extraction du carbone du métal par combustion et l’analyse de ses rapports isotopiques a permis de dater par carbone 14 le bois de l’arbre qui a donné le charbon de bois utilisé pour réaliser la pièce.

Les premières dates absolues relatives à la construction ont été comparées avec les périodes de règne de Jayavarman V (968–1000 CE), Suryavarman I (1010–1050 CE) et Udayadityavarman II (1050–1065 CE), les trois rois qui ont régnés à Angkor de la fin du Xe au milieu du XIe siècle à Angkor. Les résultats montrent une forte corrélation de la phase de construction avec la fin du Xe siècle et le début du XIe siècle, c’est-à-dire soit avec Jayavarman V ou avec Suryavarman I. Ainsi, contrairement aux interprétations qui associaient jusqu’à présent la construction du temple à Udayadityavarman II (1050–1065 CE), ces nouvelles dates suggèrent que ce temple ne peut être l’œuvre de ce roi bâtisseur. Par ailleurs, Jayavarman V est déjà associé au temple montagne de Ta Keo (dernier quart du Xe s.), ce qui exclut définitivement qu'il aurait pu financer la construction d’un deuxième temple. Au contraire, Suryavarman I, le roi responsable de la domination de l’empire khmer sur la région n’était encore associé à aucun temple-montagne. Ces datations directes combinées aux informations historiques disponibles indiquent donc que le Baphuon n'a pas été fondé par Udayadityavarman II mais plutôt par son père Suryavarman I. La datation du Bouddha couché est, quant à elle, directement associée à l’abandon d’Angkor après sa prise par le royaume d’Ayutthaya entre 1431 et 1444. Ce résultat inédit, combiné aux études historiques et archéologiques récentes, permet d’apporter un nouvel élément de première importance pour mieux comprendre le déclin d’Angkor.

Les diverses agrafes métalliques analysées assemblant les pierres du temple Baphuon.
Résultat de l’étude. Deux types d’agrafes ont été analysés : un premier groupe provenant des différents étages du temple montagne relatif à la période de construction du Baphuon et un second groupe issu d’un remaniement tardif (bouddha couché sur la face arrière ouest). La comparaison avec les périodes de règne de Jayavarman V (968–1000 CE), Suryavarman I (1010–1050 CE) et Udayadityavarman II (1050–1065 CE), montre que les agrafes ne peuvent être associées au règne de Udayadityavarman II. La datation du Bouddha couché est quant à elle associée à la période d’occupation des Thaïs du royaume d’Ayutthaya

Cette datation directe a donc permis d'apporter un argument objectif décisif pour mieux dater le temple d'Angkor du « Baphuon », dont la restauration par des équipes Françaises s'est achevée en 2011. La concordance entre les mesures et les informations partielles connues par ailleurs sur l'histoire des temples d'Angkor montre toute la puissance de l'ensemble des méthodes proposées par les équipes du LAPA et du LMC14. Un résultat qui encourage à poursuivre ce type d'étude sur d'autres sites prestigieux où subsistent des questions de datation essentielles et non encore résolues.


Référence :

[1] First direct dating for the construction and modification of the Baphuon temple mountain in Angkor, Cambodia,
S. Leroy, M. Hendrickson, E. Delqué-Kolic, E. Vega et P. Dillmann, PLoS ONE (2015) 10(11):e0141052.

Contacts CEA : Stéphanie Leroy (NIMBE/LAPA), Philippe Dillmann (NIMBE/LAPA) et Emmanuelle Delqué-Količ (LSCE/LMC14)

Collaborations :