Cartographie bidimensionnelle d’orbitales moléculaires à l’échelle attoseconde

Cartographie bidimensionnelle d’orbitales moléculaires à l’échelle attoseconde

Les propriétés chimiques, optiques et électroniques d’une molécule sont principalement déterminées par ses orbitales occupées de plus haute énergie. La manière dont ces orbitales évoluent, se forment ou se brisent, est une information essentielle pour la compréhension de mécanismes réactionnels. Observer ces dynamiques est un défi considérable, qui a motivé le développement de la spectroscopie attoseconde (10-18 s), à même de fournir la résolution spatio-temporelle requise. Cependant, les techniques de cartographie actuelles sont unidimensionnelles, et ne peuvent capturer sans hypothèse préalable la fonction d’onde d’une orbitale moléculaire, une grandeur par essence complexe et multi-dimensionnelle.

Le groupe ATTO du LIDYL au CEA-Saclay, en collaboration avec le Laboratoire LCPMR, Sorbonne Université, et le LBNL de Berkeley en Californie, a développé une nouvelle approche de cartographie attoseconde, permettant de reconstruire avec grande précision des orbitales électroniques moléculaires à plusieurs dimensions [1]. Dans cette méthode, ici appliquée aux deux orbitales occupées les plus hautes en énergie (HOMO et HOMO-1) du diazote, les molécules à étudier sont alignées et soumises à un champ laser, donnant lieu à la génération de rayonnement extrême ultraviolet (UVX). L'analyse de l’intensité, de l'énergie de photon et de la phase de cette lumière UVX permet de reconstruire les orbitales mises en jeu dans cette émission de lumière.

En faisant interagir des impulsions lasers de longueurs d’onde visibles et de durée femtosecondes (10-15 s) avec des gaz atomiques ou moléculaires, il est possible de générer des impulsions de durée attoseconde (10-18 s), situées cette fois dans le domaine extrême ultraviolet. Ce processus, dénommé génération d’harmoniques d’ordre élevé (GHOE), est au centre du domaine de l’attophysique, dédié à l’exploration de la matière à ces échelles temporelles ultimes.

Lors de la GHOE, un électron est arraché de la molécule cible, puis accéléré et ramené vers l’ion parent par le fort champ laser excitateur, menant à une succession de recollisions et l’émission d’un train de flashs UVX attosecondes (Fig. 1, ci-dessous). On peut aussi voir ce processus comme un moyen de sonder une orbitale moléculaire avec un paquet d’onde électronique. Le laser incident contrôle l’angle de recollision (via son axe de polarisation) ainsi que l’énergie du paquet d’onde. On peut ainsi balayer un espace bidimensionnel dans lequel l’orbitale moléculaire peut être sondée.

Figure 1 : Principe de la mesure d’orbitales moléculaires par spectroscopie harmonique. A gauche, l’orbitale HOMO de N2, sondée à 2 dimensions au cours de la génération d'harmoniques d'ordre élevé (GHOE). A droite, l’information utile est encodée dans l’intensité et la phase 2D du rayonnement attoseconde généré.

L’observable expérimentale dans laquelle ces informations sont encodées est le champ électrique du rayonnement attoseconde émis par la molécule lors de la recollision électronique. C’est donc une grandeur complexe, à déterminer en fonction de θ, angle entre l’orientation des molécules et l’axe de polarisation du laser visible femtoseconde, et de E, l’énergie de photon du rayonnement UVX. Si le module de l'amplitude du champ est relativement aisé à mesurer avec un détecteur UVX classique, la mesure de sa phase est autrement plus compliquée. Il faut faire appel à des méthodes interférométriques qui accèdent à une différence de phase entre deux valeurs de E ou de θ.

Jusqu’à présent, les techniques disponibles présentaient la forte limitation que l’émission attoseconde était caractérisée de façon indépendante pour chaque angle θ : la mesure de l’amplitude I(E,θ) et de la phase spectrale φ(E,θ) par interférométrie quantique (méthode RABITT [2]), ne permettent pas en effet d'établir la relation de phase entre les différents spectres associés à chaque angle θ. Ainsi, la cartographie complète de l'émission attoseconde était jusqu’à aujourd’hui impossible, et avec elle, la possibilité de sonder une orbitale moléculaire en plusieurs dimensions.

Le groupe ATTO du LIDYL au CEA-Saclay a combiné pour la première fois des techniques d’interférométrie quantique et d’interférométrie optique afin d'obtenir la cartographie complète et univoque de la phase spectrale dans ses 2 dimensions (énergie E, angle d’orientation θ) [1]. Ces techniques sont particulièrement délicates à mettre en œuvre car elles requièrent toutes deux une stabilité nanométrique des chemins optiques, de sorte à conserver une stabilité temporelle attoseconde. L’ingénieux dispositif développé à Saclay (Fig. 2), utilisant notamment un masque de phase [3], répond à ce problème et garantit des conditions exactement identiques pour les deux techniques interférométriques. Chacune des méthodes interférométriques donne accès à la dérivée de la phase spectrale selon l’une des deux dimensions de l’espace 2D (E,θ). La reconstruction d’une grandeur à partir de ses dérivées est un problème courant dans de nombreux domaines, notamment en optique pour la mesure de front d’onde avec des senseurs Shack-Hartmann. Les chercheurs du LIDYL ont ainsi adapté des algorithmes de reconstruction utilisés dans ces senseurs pour obtenir la première cartographie 2D d’impulsions attosecondes émises par des molécules de diazote (présentées sur Fig. 1). Ces algorithmes bénéficient du fait que la mesure est intrinsèquement redondante, les rendant particulièrement résilients au bruit expérimental.

Le lien entre émission attoseconde et orbitales moléculaires étant bien établi théoriquement, cette mesure permet alors de reconstruire la forme des orbitales moléculaires HOMO et HOMO-1, à l’origine de la GHOE.

Figure 2 : Dispositif de cartographie bidimensionelle d’impulsions attosecondes. Trois faisceaux laser infrarouges (faisceau d'alignement, de génération d'harmonique et “d'habillage”), sont focalisés sur un premier jet moléculaire de diazote, dont les molécules sont alignées. Les harmoniques générées sont d’abord analysées en fonction de l’énergie de photon par interférométrie quantique, qui repose sur la photoionisation à deux photons d’un second jet de gaz atomique et sur la mesure des électrons émis (méthode Rabbit – Reconstruction of Attosecond Beatings by Interference of Two-photon transitions). Enfin, le rayonnement est caractérisé en angle par interférométrie optique, dans laquelle on mesure les franges d’interférences entre la lumière émise par des molécules alignées à différents angles.

Plus généralement, ces travaux réalisés sur la plateforme ATTOLAB-Orme, ouvrent de multiples perspectives car ils permettent enfin d’effectuer la tomographie quantique d’orbitales moléculaires sans hypothèse préalable et avec une grande précision. Ce dispositif permettra ainsi l’étude détaillée de dynamiques électroniques ultrarapides initiées par le laser intense, telles que la migration de charge résultant de l’ionisation en champ fort de molécules d’hydrocarbures ou d’oxydes d’azote. Enfin, il devient possible d'utiliser la tomographie attoseconde d’orbitales pour imager directement la distorsion des orbitales moléculaires lors d’une réaction chimique, avec une résolution sub-femtoseconde.

Références :

[1] “Two-dimensional phase cartography for high-harmonic spectroscopy”
A. Camper, E. Skantzakis, R. Géneaux, F. Risoud, E. English, Z. Diveki, N. Lin, V. Gruson, T. Auguste, B. Carré, R. R. Lucchese, A. Maquet, R. Taïeb, J. Caillat, T. Ruchon, and P. Salières, Optica 8, 308-315 (2021).

[2]“Coherent control of attosecond emission from aligned molecules”
W. Boutu, S. Haessler, H. Merdji, P. Breger, G. Waters, M. Stankiewicz, L.J. Frasinski, R. Taieb, J. Caillat, A. Maquet, P. Monchicourt, B. Carré and P.Salières, Nature Physics 4, 545 (2008).

[3] “High harmonic phase spectroscopy using a binary diffractive optical element”
A. Camper, T. Ruchon, D. Gauthier, O. Gobert, P.Salières, B. Carré and T. Auguste, Phys. Rev. A 89, 043843 (2014).


Contact CEA-IRAMIS : Romain Géneaux (LIDYL/DICO), Pascal Salières et Thierry Ruchon (LIDYL/ATTO).

Collaboration :